DDT, la rock star des pesticides (hs#10: RAMONES, Teenage lobotomy)

Après l’ambiance subtilement gore du HS#9, soyons plus guillerets – gabba gabba hey ! – grâce aux grands-pères du punk-rock : les Ramones ! Encore que… Teenage Lobotomy aborde en fait un sujet sensible : les pesticides.

headbanging science, la rubrique musicale des titres qui ont (presque) un rapport avec la science : #10 : RAMONES – TEENAGE LOBOTOMY

Écoutons d’abord ce morceau, tiré de leur troisième album studio Rocket to Russia (1977), grâce à cette vidéo vintage d’un concert au Beat Club en 1978. L’échalas Joey Ramone nous y raconte comment il s’est offert une lobotomie gratuite à grands coups de DDT, la star incontestée des insecticides :

 

 

quand le DDT fait pschiit

 

Le dichlorodiphényltrichloroéthane, plus connu sous son petit nom de DDT, est le premier insecticide moderne. Il fait donc partie des pesticides de première génération, issus de l’industrie du chlore (dits organochlorés), aujourd’hui passés de mode et strictement interdits dans de nombreux pays industrialisés. Mais il eut dans l’immédiat après-Seconde Guerre Mondiale un succès… foudroyant.

Développé par l’armée américaine durant le conflit, il fait d’abord ses preuves en Europe, en particulier en Italie où il permet d’éradiquer le typhus — en 1943, des villes entières comme Naples sont aspergées de DDT pour éliminer les poux porteurs de la maladie. Après guerre, il commence d’être massivement utilisé contre le paludisme : 48 pays entament une vaste campagne de lutte sous l’égide de l’Agence Internationale pour le Développement (AID). En parallèle, l’agriculture s’en empare pour un faire fol usage et les ménages en remplissent leurs placards (le DDT est autorisé à la vente dès août 1945 aux USA).

 

L’essor fulgurant du DDT laisse croire au véritable produit miracle. Et pourquoi s’en faire, puisqu’il est sans risque pour l’homme, comme l’affirme ce petit boniment daté de 1946 :

En 1947, Time Magazine pousse le bouchon encore plus loin : le DDT ? C’est bon pour moi !

 

Vraiment sans danger ? On l’espère à voir ces gamins gambader dans un gros nuage d’insecticide. À cette époque, aucun des Ramones n’est encore né, mais ils feront partie d’une génération exposée sans crainte aucune aux bienfaits du DDT :

Si l’éradication complète du paludisme en Europe et en Amérique du Nord doit plus aux mesures d’hygiène du début du XXe siècle et à l’augmentation du niveau de vie, il est vrai qu’ailleurs, au Brésil ou en Égypte, par exemple, ce sont bien les abondantes pulvérisations du pesticide qui vont permettre d’éliminer le fléau. C’est sur l’utilisation du DDT que l’OMS base son programme mondial d’éradication du paludisme, initié en 1955. La campagne est un succès, le taux de mortalité lié au paludisme s’écroule. Mais c’est un succès fragile.

 

le tapage du Printemps silencieux

En 1962, paraît aux États-Unis Printemps silencieux (Silent Spring), ouvrage de la biologiste américaine Rachel Carson, C’est un succès d’édition phénoménal et le début d’une polémique qui va signer le quasi-arrêt de mort du DDT.

Printemps silencieux traite des effets négatifs des pesticides sur l’environnement, et plus particulièrement sur les oiseaux, dont la disparition prive les campagnes de leur chant (d’où le silence du titre). Le livre de Carson fait réellement date. C’est directement ou indirectement dans son sillage que se structure et se développe le mouvement écologiste, qu’est créée l’Agence pour la Protection de l’Environnement (EPA, Environmental Protection Agency) et que les élus américains en arrivent à interdire le DDT en 1972, après de longues palabres au Congrès, devant lequel l’auteure est amenée à témoigner. Les premiers mouvements contre le DDT ont vu le jour à la fin des années 50, mais grâce à la caisse de résonnance de Printemps silencieux, ils changent d’échelle. L’opinion publique est désormais alertée et le DDT sert de catalyseur aux mouvements antichimiques et antipesticides des années 1960, au grand dam d’industriels encore peu préparés à la gestion de crise.

avec des méthodes pareilles, le lobby du pesticide ne va pas tarder à retourner l’opinion contre lui…

 

 

La très forte influence de Printemps silencieux ne pouvait bien sûr que se retourner contre l’ouvrage. Dans la lutte idéologique qui s’organise autour du DDT, le livre de Carson devient un emblème malmené de toutes parts : paré de fausses vertus, affligés de vices inventés. On lui reproche, aujourd’hui encore, d’être le fruit d’une opération de marketing soigneusement élaborée dès avant sa publication et, plus grave, de pratiquer la désinformation en livrant pêle-mêle au public résultats scientifiques (dont certains seront invalidés par la suite, mais c’est là le lot de la science ; faire grief de la qualité de l’ouvrage sur la base de connaissances ultérieures à sa publication procède de la malhonnêteté intellectuelle) ou rapports gouvernementaux et simples témoignages relevant de l’anecdote.

Dans un autre registre, on lui prête également des idées qui n’y figurent pas. Ainsi, Carson ne demande pas l’interdiction ou le retrait total des pesticides, comme le veut la caricature de son propos. Elle plaide pour leur utilisation responsable, y compris pour le DDT, afin de limiter le développement de résistances – une problématique réelle et qui conduit à réduire l’utilisation du DDT bien avant son interdiction. Par ailleurs, ce n’est pas tant l’utilisation de l’insecticide dans la lutte contre le paludisme qui est visée que celle, croissante, qu’en fait l’agriculture, contribuant ainsi à limiter l’efficacité du DDT et partant, celle des campagnes antipaludéennes.

Malgré ses défauts, Printemps silencieux ne campe donc pas sur la position bêtement « écolo-irresponsable » que lui prêtent ses détracteurs. Le livre développe même des idées qui sont toujours d’actualité (voir l’agriculture écologiquement intensive abordée dans le hs #4).

 

 

science de mort

Deux faits sur le paludisme (source OMS) :

  • En 2008, le paludisme a été à l’origine de près d’un million de décès, pour la plupart des enfants africains.
  • Le paludisme est une maladie évitable dont on guérit.

Peut-on pour autant rendre responsable l’interdiction du DDT (dans les pays industrialisés, donc non concernés !) des millions de morts du paludisme en Afrique et ailleurs ? Évidemment non. Logiquement, l’assertion n’a pas de sens, moralement, elle est choquante. Ce genre de rhétorique propesticide et antiécologiste fleurit pourtant encore aujourd’hui un peu partout, jusque dans la prose du techno-médiocre de Michael Crichton dans son roman État d’urgence :

« Depuis l’interdiction, deux millions de personnes par an, principalement des enfants, meurent du paludisme. Cette interdiction a causé plus de cinquante millions de morts inutiles. Interdire le DDT a tué plus de personnes qu’Hitler. »

Carson = Hitler, en résumé. Pourquoi tant de haine ? Et pourquoi cette ambiance aussi délétère autour du DDT ?

pesticides : un peu de douceur dans un monde de brutes

Peut-être est-il mal né, tout simplement. Pur produit de la sérendipité, le DDT a été inventé à la fin du XIXe siècle. Mais c’est un chimiste suisse, Paul Hermann Müller, qui s’est rendu compte de son efficacité. Alors qu’il cherchait à développer un insecticide contre les mites, il s’aperçoit que le DDT tue également les doryphores et dépose un brevet en 1939. Parfaitement neutres, les autorités suisses font connaître la découverte aux Allemands, qui s’en désintéressent (évidemment, un produit qui extermine les doryphores…), et aux Alliés, qui en feront large usage, comme nous l’avons vu. En 1948, Müller reçoit le prix Nobel de médecine « pour sa découverte de la grande efficacité du DDT en tant que poison contre divers arthropodes. »

Voici donc un chimiste nobélisé en médecine. C’est une première. Et un signe inquiétant pour l’autre extrémité du spectre de nos agiDDT, celui de ses farouches adversaires, dont le militantisme, pour stimulant qu’il soit, est tout autant empreint de figures de mort. Écoutons par exemple Jean-Pierre Berlan, agronome et membre du conseil scientifique d’Attac, dans cet entretien à Article 11. Après avoir comparé l’usage des pesticides à celui des drogues dures en raison des effet d’accoutumance et de dépendance qu’il engendre (donnant par là tout à fait raison aux Ramones !), il s’attaque au “projet de mort” porté par les nouvelles formes de pesticides que sont les OGM :

“… l’industrie des pesticides cherche maintenant d’autres formes de pesticides : c’est ainsi qu’elle a inventé les fameux “organismes génétiquement modifiés”. Les OGM, ce sont des plantes pesticides. (…) La logique reste la même, celle de cette industrialisation du vivant menée tambour battant depuis deux siècles. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si les firmes produisant les pesticides ont aussi pris le contrôle de l’industrie des semences — donc de la vie. Elles se prétendent “industrielles des sciences de la vie”, pour tromper tout le monde ; mais en réalité elles ne produisent que des produits en -cide (fongicides, insecticides, herbicides…), soit des produits qui tuent. Ce sont donc, en fait, des industries des sciences de la mort. Et elles poursuivent ainsi leur projet mortifère par d’autres moyens, qu’on appelle couramment les OGM.”

 

POP goes the world

Difficile au milieu de discours contradictoires et enfiévrés de faire la part des choses sur le DDT. Essayons d’y voir plus clair.

En 1992, le DDT a été classé avec onze autres pesticides dans la catégorie des POPs lors de la conférence de Rio (avant d’être la cible de la convention de Stockholm du 22 mai 2001 qui vise à les interdire). POP pour Polluants Organiques Persistants, une définition fondée sur quatre critères :

  1. le POP est toxique ;
  2. il s’accumule dans la chaîne alimentaire (ce qui est mesuré par un facteur de bioconcentration) ;
  3. il est persistant dans l’environnement (ce qui est mesuré par la demi-vie, période au-delà de laquelle 50 % du produit s’est dégradé) ;
  4. il voyage sur de longues distances.

 

Le DDT voyage bien : on en a retrouvé dans les neiges de l’Arctique.

Il est sans conteste persistant : sa demi-vie est de 15 ans. Si vous en déversez 50 kg dans votre jardin (admettons que vous êtes facétieux), il vous en restera 25 kg dans 15 ans, 12,5 kg dans 30 ans, etc.

Il est tout à fait bio-cumulatif : parce qu’il se dissout très bien dans la graisse, les animaux qui en absorbent ne parviennent pas à l’éliminer. On en retrouve donc de grandes concentrations chez les animaux du sommet de la chaîne alimentaire (par exemple, nous).

Ces trois premières caractéristiques ne prêtent guère à controverse. Diverses études montre du reste la persistance de traces de DDT dans le corps humain plusieurs décennies après l’arrêt de son utilisation dans les pays industrialisés : ainsi cette étude australienne publiée en septembre 2011, qui révèle sa présence persistante dans le lait maternel, ou cette étude française de l’INVS qui mesure des concentrations de DDT ou de DDE (son métabolite, c’est-à-dire le produit de sa dégradation) plus faibles dans la population française que dans celle de pays voisins, « confirmant ainsi que, du fait de son interdiction, l’exposition au DDT a cessé depuis longtemps en France. »

 

Et alors, c’est grave ? Malheureusement, le critère de la toxicité est lui sujet à de vifs débats et recouvre différentes questions. Parmi ses effets nocifs possibles, l’EPA liste :

  • Probable human carcinogen
  • Damages the liver
  • Temporarily damages the nervous system
  • Reduces reproductive success
  • Can cause liver cancer
  • Damages reproductive system

L’Agence Internationale pour la Recherche sur le Cancer (IARC) classe le DDT dans la catégorie 2B, c’est-à-dire « potentiellement cancérogène pour l’homme » (Possibly carcinogenic to humans)

Faisant fi du principe de précaution, les partisans d’une levée de l’interdiction du DDT tiquent sur tous ces “possible”. Ils ont alors beau jeu de mettre à profit les incertitudes et les contradictions inhérentes aux différentes études médicales sur le sujet, qui échouent (fatalement) à établir un lien direct entre un produit précis et une pathologie multifactorielle. Sur le sujet plus large du lien entre pesticides et cancer, un article de synthèse de 2007 paru dans le Bulletin du Cancer arrive ainsi à cette conclusion ouverte à toutes les interprétations :

« Les données concernant l’association entre cancers et pesticides sont nombreuses mais d’interprétation délicate. »

 

Face à un sujet aussi polémique et confrontée à une urgence sanitaire mondiale bien réelle, l’OMS n’a pas toujours su, on peut le comprendre, sur quel pied danser. Dans un document de 139 pages publié en septembre 2011 sur Dix ans de partenariat et résultats de la lutte contre le paludisme, on est surpris que le DDT soit mentionné en tout et pour tout une seule fois… Une discrétion qui reflète peut-être un léger malaise. D’abord DDT-phile dans la lutte antivectorielle (ie l’écrabouillage des moustiques), l’OMS fut ensuite taxée de céder aux pressions écologistes en prônant une lutte antipaludique ouvertement DDT-phobe. En 2006, elle parut encore tourner casaque et revenir sur 30 ans de bannissement injuste en réévaluant sa politique à l’égard du DDT, déclarant que son utilisation à l’intérieur des habitations était sans danger pour la santé.

Retour à la raison ? C’est une lecture simpliste et partisane, qui oublie qu’en réalité, le DDT n’a jamais été interdit pour la lutte contre le paludisme dans les pays tropicaux. Il y était tout simplement moins efficace en épandages massifs, en raison du cycle de vie permanent des moustiques et du développement parallèle des résistances. La pulvérisation à l’intérieur des habitations ainsi que l’utilisation de moustiquaires imprégnées d’insecticides, les deux formes de lutte antivectorielle préconisées aujourd’hui signifient donc moins un retour en grâce du tout-DDT que la formalisation d’une utilisation circonstanciée et raisonnée… Un peu ce que prônait Carson, donc…

 

Ramones lobotomy

L’interdiction du DDT aux États-Unis dans les années 1970 ne doit pas qu’à la dynamique impulsée par Printemps silencieux. À cette époque, le pygargue à tête blanche, qui se trouvait menacé d’extinction, joua également un rôle significatif. Le quoi ? Le pygargue à tête blanche, ou bald eagle, ce rapace emblématique des États-Unis :

“j’ai encore un pygargue dans la moquette, ramenez-moi du DDT !”

… et par ailleurs emblème des Ramones, utilisé par le groupe à de nombreuses reprises, comme sur l’hilarant single Ramones Aid, ovni de leur discographie sorti en 1986 :

 

Écolos les Ramones ? Pas franchement, même s’ils utilisèrent le thème du DDT dans une autre chanson, I Wanna Be Well. Et même pas politiques du tout, contrairement à ce que voudrait la vulgate punk-rock. La faute à des divergences profondes entre les membres du groupe et notamment entre Joey Ramone, le chanteur, et Johnny Ramone, le guitariste.

Johnny “lobotomy” Ramone

Teenage lobotomy ? Plus qu’au pygargue, c’est à Johnny que devait secrètement penser Joey en entonnant ce morceau. Ultra conservateur, antisémite, opposé à l’avortement et au mariage des gays, membre de la National Rifle Association, fan de Ronald Reagan, son président préféré (!), Johnny Ramone avait effectivement l’air d’avoir subi les dommages collatéraux d’une trop forte exposition au DDT…

 

 

Teenage Lobotomy – written by Joey Ramone, Johnny Ramone, Dee Dee Ramone, Tommy Ramone

 

Lobotomy, lobotomy, lobotomy, lobotomy!
DDT did a job on me
Now I am a real sickie
Guess I’ll have to break the news
That I got no mind to lose
All the girls are in love with me
I’m a teenage lobotomy

 

Slugs and snails are after me
DDT keeps me happy
Now I guess I’ll have to tell ‘em
That I got no cerebellum
Gonna get my Ph.D.
I’m a teenage lobotomy

 

Lobotomy, lobotomy, lobotomy, lobotomy!
DDT did a job on me
Now I am a real sickie
Guess I’ll have to break the news
That I got no mind to lose
All the girls are in love with me
I’m a teenage lobotomy

 

 

 

Lobotomy, lobotomy, lobotomy, lobotomy!
DDT did a job on me
Now I am a real sickie
Guess I’ll have to break the news
That I got no mind to lose
All the girls are in love with me
I’m a teenage lobotomy

Slugs and snails are after me
DDT keeps me happy
Now I guess I’ll have to tell ‘em
That I got no cerebellum
Gonna get my Ph.D.
I’m a teenage lobotomy

Lobotomy, lobotomy, lobotomy, lobotomy!
DDT did a job on me
Now I am a real sickie
Guess I’ll have to break the news
That I got no mind to lose
All the girls are in love with me
I’m a teenage lobotomy

“Teenage Lobotomy” as written by Joey Ramone, Johnny Ramone, Dee Dee Ramone, Tommy Ramone

combien serons-nous à table ? (hs#4 : BAD RELIGION, Ten in 2010)

Le headbanging science du mois pouvait difficilement échapper à Bad Religion, dont le leader Greg Graffin, à la fois punk-rocker et scientifique, semble exister uniquement pour justifier l’existence de cette rubrique (comme vous l’aurez compris en lisant la critique de son ouvrage,  Anarchy Evolution)…

headbanging science,la rubrique musicale des titres qui ont (presque) un rapport avec la science : #4 BAD RELIGION – TEN IN 2010

 

 

Et pourtant, science et rock ne font pas forcément bon ménage, il suffit de se plonger dans la discographie de Bad Religion pour s’en rendre compte : la thématique scientifique est parfois là, à l’arrière-plan, mais les paroles sont essentiellement politiques et sociales.

Le morceau Ten in 2010 constitue donc une étonnante rareté : pas forcément parmi les meilleurs titres de BR d’un point de vue musical, mais une toile de fond scientifique aux résonances très actuelles – et, ce qui ne gâche rien, visuellement l’un des clips les mieux réussis du groupe :

Il est bien sûr question de peuplement humain et de ressources en nourriture et en eau pour assurer la survie de tout ce beau monde : Ten in 2010, 10 milliards d’être humains en 2010, d’après Greg Graffin.

bougez pas devant, je vous compte

Il n’aura échappé à personne que nous sommes encore loin du compte. La projection était-elle réaliste à l’époque ? Même pas. Les projections de population mondiale de la série des Nations-unies disponibles en 1995 (Ten in 2010 est sorti en 1996) prévoyaient, 6,16 milliards d’habitants sur la planète en 2000, 8,29 en 2025 et (seulement) 9,83 en 2050.

Ten in 2010 n’avait donc rien d’une projection réaliste et sacrifiait allègrement la science à la rime. Ce qui soulève certaines questions.

la science est-elle soluble dans le rock ?

En 2007, le magazine américain Blender, qui se veut le guide ultime en matière musicale, classait Greg Graffin en 28ème position parmi les… pires compositeurs de paroles dans le monde du rock. Voici ce qui valait au chanteur de BR cette piètre performance :

  • 28 – Greg Graffin. Revenge of the nerd.
  • The Bad Religion singer has a list of academic qualifications as long as your arm-including a master’s in geology and a biology Ph.D.-so it’s little wonder he writes exactly like a concerned student. Graffin hit the ground running in 1982 with the naive indignation of « Fuck Armageddon … This Is Hell! » (« We’re living in the denouement of the battle’s gripping awe ») and has maintained similar standards ever since.
  • Worst lyric: « The arid torpor of inaction will be our demise » (« Kyoto Now »)
  • Bonus Worser lyric: « Damn your transcendental paralysis/We can work together and make sense of this » (« The Hopeless Housewife »)

On peut trouver l’exercice idiot, mais Blender n’a pas que des mauvais goûts (la preuve, le classement est dominé par Sting).

Par ailleurs, Greg Graffin lui-même déclare dans Anarchy Evolution ne connaître aucune bonne chanson sur la science….

tous ces mots compliqués sont-ils bien nécessaires ?

Voici ce que répondait Brooks Wackerman, batteur du groupe, en 2010, à une question sur le style « scientifique » de Greg Graffin :

  • En toute honnêteté, comprends-tu toutes les paroles de Greg Graffin ?
  • Non (rires). Je note régulièrement des mots dans le creux de ma main pour ensuite lui demander leur signification. Il y a peu de groupes de punk qui utilisent des mots à 13 syllabes. Chaque disque de Bad Religion possède toujours de mots ou des thèmes dont je n’ai jamais entendu parler.

2 comprimés, à chaque écoute de Bad Religion

Il est vrai que peu de groupes parlent de téléologie (ou science de la finalité, écueil courant de l’évolutionnisme qui tend à assigner un sens à l’évolution) dans leur chanson. Cela ne facilite pas la compréhension. Mais cela nuit-il vraiment aux idées du groupe ?

Dans une interview de 2010, Jay Bentley, bassiste du groupe, reconnaissait une petite erreur de 3,4 milliards dans le décompte de Ten in 2010 mais demandait à recompter. Au-delà du chiffre, il insistait surtout sur le message de la chanson, toujours d’actualité.

La deadline que l’on s’est désormais fixée, c’est 2050. A cette date, il s’agira d’offrir à manger et à boire à 9 milliards d’être humains – la prévision de Ten in 2010 était décidément loin du compte.

En sera-t-on capable ?

Le sujet prête à débat mais un consensus semble s’installer : il est théoriquement possible de nourrir la planète dans ce scénario, mais pratiquement, nous sommes encore loin d’être en ordre de marche.

Nine in 2050 ? ou quand Graffin sonne mieux que Griffon

Au début du mois de mars 2011, l’Académie des Sciences présentait un rapport de 300 pages intitulé “Démographie, climat et alimentation mondiale”. Rapporteur, l’agronome Michel Griffon. Qui soulignait en substance que le défi était “extrêmement complexe”.

Au chapitre des préconisations, quelques idées plus ou moins rebattues :

  • contrôler voire proscrire la fabrication de biocarburants de première génération à partir de céréales ou d’oléagineux
  • maintenir les capacités de production importantes de la profession agricole européenne mais en les réorientant vers des productions écologiquement acceptables
  • inciter chacun à réduire sa consommation de produits d’origine animale

Et également la création d’une sorte de Giec alimentaire dont la mission serait d’orienter les politiques sur les questions d’alimentation (Claude Allègre, qui doit en connaître un rayon sera ravi).

Graffin contre-attaque : proposition 1, utiliser les disques comme moules à gateau

Michel Griffon est le père du concept d’agriculture écologiquement intensive. Oui, vous avez bien lu. Ecologiquement intensive.

Le principe est d’utiliser au mieux le fonctionnement de la nature et des éco-systèmes (par exemple en promouvant la lutte biologique), mais sans remettre en cause les cultures intensives – ni du reste, le recours aux pesticides ou aux OGM.

Pour l’heure, cette troisième voie fait surtout florès dans la sphère politique (le Grenelle l’a boostée, le PS, en mal d’idée sur l’agriculture, l’a adoptée). Difficile d’y voir autre chose qu’une posture, un concept vague que son inventeur lui-même juge délicat à mettre en oeuvre : pour être efficace, il est nécessaire de prendre en considération les caractéristiques de chaque sol, chaque bassin versant, de s’adapter à chaque exploitation, voire chaque parcelle.

Une gageure qui ne peut qu’être nourrie à coup d’innovations. Or, comme le déplore Michel Griffon, le manque de recherches sur le sujet est un frein.

Cela tombe bien, ledit Griffon se trouve être Directeur général adjoint de l’Agence Nationale de la Recherche (ANR). Et quel est la raison d’être de cette agence ? « Favoriser l’émergence de nouveaux concepts, accroitre les efforts de recherche sur des priorités économiques et sociétales, intensifier les collaborations public-privé et développer les partenariats internationaux. » Etrange, non ?

On voudrait nous faire croire que l’agriculture écologiquement intensive est une entourloupe qu’on ne s’y prendrait pas autrement. Et puisqu’on n’est pas plus avancé, autant retourner à Ten in 2010, finalement plus pertinent.

ne croissez pas, ne multipliez pas

Ten In 2010

Lyrics by Greg Graffin

Parched, cracked mouths, empty swollen guts
Sun-baked pavement encroaches on us
Haves and have-nots together at last
Brutally engaged in mortal combat
10 in 2010
What kind of God orchestrates such a thing?
10 in 2010
Ten billion people all suffering
10 in 2010
Truth is not an issue just hungry mouths to feed
10 in 2010
Forget what you want, scrounge the things you need
Happy and content it can't happen to you
10 in 2010
Fifteen years we'll think of a solution
10 in 2010
It won't just appear in one day
10 in 2010
For ten in twenty-ten we're well on our way
10 in 2010
Like piercing ear darts, I heard the news today
10 in 2010
10 billion people... coming your way

 

et maintenant, allez donc confesser ce que vous gaspillez sur le site de Bad Religion

Le headbanging science du mois pouvait difficilement échapper à Bad Religion, dont le leader Greg Graffin, à la fois punk-rocker et scientifique, semble exister uniquement pour justifier l’existence de cette rubrique (comme vous l’aurez compris en lisant la critique de son ouvrage Anarchy Evolution http://lebloug.fr/index.php/en-1-du-bloug/lorigine-des-especes-de-punks-insane-lectures-2/).

Et pourtant, science et rock ne font pas forcément bon ménage, il suffit de se plonger dans la discographie de Bad Religion pour s’en rendre compte : la thématique scientifique est parfois là, à l’arrière-plan, mais les paroles sont essentiellement politiques et sociales.

Le morceau Ten in 2010 constitue donc une étonnante rareté : pas forcément parmi les meilleurs titres de BR d’un point de vue musical, mais une toile de fond scientifique aux résonances très actuelles – et, ce qui ne gâche rien, visuellement l’un des clips les mieux réussis du groupe :

Il est bien sûr question de peuplement humain et de ressources en nourriture et en eau pour assurer la survie de tout ce beau monde : Ten in 2010, 10 milliards d’être humains en 2010, d’après Greg Graffin. Il n’aura échappé à personne que nous sommes encore loin du compte. La projection était-elle réaliste à l’époque ? Même pas. Les projections de population mondiale de la série des Nations-unies disponibles en 1995 (Ten in 2010 est sorti en 1996) prévoyaient, 6,16 milliards d’habitants sur la planète en 2000, 8,29 en 2025 et (seulement) 9,83 en 2050. Ten in 2010 n’avait donc rien d’une projection réaliste et sacrifiait allègrement la science à la rime. Ce qui soulève certaines questions.

La science est-elle soluble dans le rock ?

En 2007, le magazine américain Blender, qui se veut le guide ultime en matière musicale, classait Greg Graffin en 28ème position parmi les… pires compositeurs de paroles dans le monde du rock. Voici ce qui valait au chanteur de BR cette piètre performance :

28 – Greg Graffin. Revenge of the nerd.

The Bad Religion singer has a list of academic qualifications as long as your arm-including a master’s in geology and a biology Ph.D.-so it’s little wonder he writes exactly like a concerned student. Graffin hit the ground running in 1982 with the naive indignation of « Fuck Armageddon … This Is Hell! » (« We’re living in the denouement of the battle’s gripping awe ») and has maintained similar standards ever since.

Worst lyric: « The arid torpor of inaction will be our demise » (« Kyoto Now »)

Bonus Worser lyric: « Damn your transcendental paralysis/We can work together and make sense of this » (« The Hopeless Housewife »)

On peut trouver l’exercice idiot, mais Blender n’a pas que des mauvais goûts (la preuve, le classement est dominé par Sting).

Par ailleurs, Greg Graffin lui-même déclare dans Anarchy Evolution ne connaître aucune bonne chanson sur la science….

C’est compliqué tous ces mots…

Voici ce que répondait Brooks Wackerman, batteur du groupe, en 2010, à une question sur le style « scientifique » de Greg Graffin :

http://www.addictif-zine.com/interviews/item/1960-bad-religion-interview

En toute honnêteté, comprends-tu toutes les paroles de Greg Graffin ?

Non (rires). Je note régulièrement des mots dans le creux de ma main pour ensuite lui demander leur signification. Il y a peu de groupes de punk qui utilisent des mots à 13 syllabes. Chaque disque de Bad Religion possède toujours de mots ou des thèmes dont je n’ai jamais entendu parler.

Il est vrai que peu de groupes parlent de téléologie (ou science de la finalité, écueil courant de l’évolutionnisme qui tend à assigner un sens à l’évolution) dans leur chanson. Cela ne facilite pas la compréhension. Mais cela nuit-il vraiment aux idées du groupe ?

Dans une interview de 2010, Jay Bentley, bassiste du groupe, reconnaissait une petite erreur de 3,4 milliards dans le décompte de Ten in 2010 mais demandait à recompter.

Au-delà du chiffre, il insistait surtout sur le message de la chanson, toujours d’actualité.

http://www.vacarm.net/content/view/5502/102/

La deadline que l’on s’est désormais fixée, c’est 2050. A cette date, il s’agira d’offrir à manger et à boire à 9 milliards d’être humains – la prévision de Ten in 2010 était décidément loin du compte.

2050… suffisamment loin pour ne pas trop s’inquiéter ?

Le sujet prête à débat mais un consensus semble s’installer : il est théoriquement possible de nourrir la planète dans ce scénario, mais pratiquement, nous sommes encore loin d’être en ordre de marche.

Nine in 2050 – ou quand Graffin sonne mieux que Griffon

Au début du mois de mars 2011, l’Académie des Sciences présentait un rapport de 300 pages intitulé “Démographie, climat et alimentation mondiale”. Rapporteur, l’agronome Michel Griffon. Qui soulignait en substance lors de la présentation des recommandations de ce rapport que le défi était “extrêmement complexe”.

Au chapitre des préconisations, quelques idées plus ou moins rebattues :

- contrôler voire proscrire la fabrication de biocarburants de première génération à partir de céréales ou d’oléagineux”

- maintenir les capacités de production importantes de la profession agricole européenne mais en les réorientant vers des productions “écologiquement acceptables”

  • inciter chacun à réduire sa consommation de produits d’origine animale

  • Et également la création d’une sorte de Giec dont la mission serait d’orienter les politiques sur les questions d’alimentation (Claude Allègre, qui doit en connaître un rayon sera ravi).


Ainsi qu’une instance de veille “L’Observatoire prospectif des Situations et marchés alimentaires mondiaux”, une institution indépendante, serait chargé de suivre les “évolutions et en particuliers les signaux faibles, de proposer des scénarios, d’anticiper les dangers et suggérer des voies de solution”.

Marcel Griffon est le père du concept d’agriculture écologiquement intensive. Oui, vous avez bien lu. Ecologiquement intensive.

Le principe est d’utiliser au mieux le fonctionnement de la nature et des éco-systèmes (par exemple en promouvant la lutte biologique), mais sans remettre en cause les cultures intensives – ni du reste, le recours aux pesticides ou aux OGM.

Pour l’heure, cette troisième voie fait surtout florès dans la sphère politique (le Grenelle l’a boostée, le PS, en mal d’idée sur l’agriculture, l’a adoptée). Difficile d’y voir autre chose qu’une posture, un concept vague que son inventeur lui-même juge délicat à mettre en oeuvre : pour être efficace, il est nécessaire de prendre en considération les caractéristiques de chaque sol, chaque bassin versant, de s’adapter à chaque exploitation, voire chaque parcelle.

Une gageure qui ne peut qu’être nourrie à coup d’innovations. Or, comme le déplore Marcel Griffon, le manque de recherches sur le sujet est un frein.

Cela tombe bien, Marcel Griffon se trouve être Directeur général adjoint de l’Agence Nationale de la Recherche (ANR). Et quel est la raison d’être de cette agence ? « Favoriser l’émergence de nouveaux concepts, accroitre les efforts de recherche sur des priorités économiques et sociétales, intensifier les collaborations public-privé et développer les partenariats internationaux. » Etrange, non ?

On voudrait nous faire croire que l’agriculture écologique est une entourloupe qu’on ne s’y prendrait pas autrement. Et puisqu’on n’est pas plus avancé, autant retourner à Ten in 2010, finalement plus pertinent.

le Mékong ne passera pas par les barrages – part#3

La construction de barrages sur le cours principal du Mékong est provisoirement gelée… bonne nouvelle pour la biodiversité (1ère partie) mais aussi pour la pèche et l’agriculture (2ème partie)… D’autres arguments peuvent-ils justifier  l’existence de projets si risqués ?

Un argument énergétique peut-être ? Comme le rappelle Émeline Hassendorfer de l’association Entre Deux Eaux, « Un barrage peut avoir d’autres finalités que la production électrique : régulation des flux, irrigation, apports d’eau potable, ou même barrière anti-sel comme ce serait le cas dans le delta du Mékong, sujet à ce problème ». Mais dans ces projets, seule la production hydroélectrique semble véritablement entrer en ligne de compte.

A première vue, les chiffres ne sont pourtant guère impressionnants : une capacité de 14 000 mégawatts, correspondant à une production annuelle de 66 000 gigawatts, cela ne représenterait qu’entre 6 et 8 % des besoins en énergie des quatre pays riverains à l’horizon 2025. De quoi peser lourd dans la balance ?

Plus qu’il n’y paraît. D’abord parce qu’il s’agit d’énergie renouvelable (ce qui intéresse des nations très dépendantes des énergies fossiles), mais aussi et surtout parce qu’elle profiterait essentiellement au Laos et au Cambodge, deux pays économiquement nains et énergétiquement démunis par rapport au Vietnam et surtout à la Thaïlande (34ème puissance mondiale). Alors que la Thaïlande fait état d’une couverture électrique de 95 % de sa population, le Laos n’atteint que 60 %, et le Cambodge, lui, n’a même pas de véritable couverture nationale. On s’en doute, ce sont les régions rurales les plus défavorisées en matière d’accès à l’énergie, et parmi celles-ci, les populations riveraines du fleuve. Un point commun aux quatre pays, leur demande en électricité a crû de 8 % par an ces dernières années, portée par une croissance soutenue. Cela n’est pas près de s’arrêter : la zone prévoit un taux de croissance annuel moyen d’au moins 5 % jusqu’en 2030 ! y compris pour la Thaïlande, alors que ce pays est déjà beaucoup plus avancé que ses voisins.

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Les besoins énergétiques justifient-ils pour autant la construction de barrages sur le Mékong ? Pour le Cambodge, très certainement, car le pays n’a que peu d’alternative pour satisfaire à sa demande nationale d’énergie. Le Laos, lui, pourrait faire l’impasse sur cette nouvelle source d’approvisionnement : son potentiel hydroélectrique sur les affluents est suffisamment conséquent, construire sur le cours principal du fleuve lui rapporterait au mieux un peu plus de devises à l’export. Pour le Vietnam et la Thaïlande, déjà producteurs d’une énergie abondante et relativement peu chère, les barrages sur le Mékong ne changeraient pas fondamentalement la donne, ni en termes de coût ni en termes de sécurité d’approvisionnement.

un jackpot trompeur

Au-delà de la satisfaction des besoins énergétiques nationaux, les barrages pourraient rapporter entre 3 et 4 milliards de dollars de recettes par an en 2030. En théorie, une manne providentielle pour investir dans le développement social et économique et réduire la pauvreté : c’est là l’argumentaire-type en faveur de tout projet de la sorte, mais c’est un raisonnement à courte vue, comme le décrypte le rapport de la MRC. En réalité, les ouvrages sur le Mékong contribueraient à renforcer les inégalités. A court et moyen terme, la pauvreté serait encore aggravée, en particulier chez les populations démunies dans les zones rurales et urbaines riveraines – les barrages, ce sont avant tout les promoteurs, les financiers et les gouvernements hôtes qui en récolteraient les fruits. L’inégalité vaut aussi entre pays. Le Vietnam et le Cambodge risqueraient de subir des pertes nettes, au moins dans un premier temps. Tout simplement parce que l’essor d’un secteur de l’économie (ici l’énergie) peut se faire au détriment d’autres secteurs, non moins vitaux (en l’occurrence, la pèche et l’agriculture). Au Cambodge, l’économie de la pèche, primordiale pour le pays, serait particulièrement mise à mal par les barrages. Au Vietnam, ce sont les populations du delta du Mékong, qui vivent d’une riziculture extraordinairement productive, qui seraient touchées. Seul le Laos devrait finalement bénéficier d’une croissance économique significative grâce aux barrages… mais non sans risque, puisqu’elle s’assortirait d’effets inflationnistes et d’une dégradation du taux de change qui pénaliserait le marché des biens de consommation, vecteur de réduction de la pauvreté…

Tableau toujours très en demi-teinte en matière d’emploi puisque les effets devraient se limiter à la période de construction et que la main d’œuvre, notamment qualifiée ou semi-qualifiée, ne pourrait être fournie localement. Plus généralement, plus de la moitié des ressources, quelles soient humaines ou techniques (ingénierie, équipement…), devraient être importées, seule la Thaïlande étant à même de manufacturer certaines pièces hydrauliques, par exemple.

Au final, les gains paraissent minces, les risques réels. Mais le bilan exact reste difficile à poser. Tout simplement car, comme le reconnaissent eux-mêmes les experts, « Les coûts sociaux et écologiques de ce type de projet ne peuvent être abordés par les instruments économiques classiques ». En d’autres termes, il est peu probable, voire impossible, que l’on arrive à chiffrer de manière réaliste les mesures nécessaires de protection de l’environnement et des populations.

le poids de la fierté nationale

La vision traditionnelle des barrages  en fait un moyen de choix pour la construction et le développement d’une nation. Propagée par une industrie barragière prospère, cette vision réductrice a de quoi convaincre les gouvernements, séduits par l’idée que les investissements étrangers puissent revenir à long terme, “sans frais”, à leur économie nationale.

Pour son développement, le Laos a ainsi misé sur l’hydro-électrique, avec l’ambition de devenir la « pile » de l’Asie du Sud-Est. Mis en service en mai et tout juste inauguré, l’ambitieux barrage de Nam Theun 2 illustre bien cette politique et préfigure très probablement ce qui sera en jeu si les barrages sur le Mékong voient le jour. Pour le pays (l’un des plus pauvres du monde), son coût de 1,3 milliards de dollars est exorbitant, mais il est compensé par la perspective de bénéfices à terme. Pour les villageois démunis, l’accès à l’électricité est le prélude à de meilleures conditions de vie : installations sanitaires, eau potable, routes praticables en toutes saisons permettant un meilleur accès aux écoles et aux soins de santé… Un bilan flatteur mais qui pourrait être trompeur car il évacue la question de la durabilité. Il s’agit de communautés, qui dépendaient autrefois des ressources naturelles (forêt, poissons) que les barrages ont rognées ou annihilées. Quels moyens de subsistance durables vont-elles pouvoir substituer à ces ressources naturelles définitivement perdues ?

Nam Theun 2 pose une autre question, celle des affluents du Mékong. Les barrages sur le cours principal du fleuve constituent en fait l’arbre qui cache la forêt : ce ne sont pas moins de 88 projets qui sont prévus d’ici à 2030, tous les autres concernant des affluents. Dans les scénarios élaborés par les experts de la MRC il ne semble pas y avoir place au doute : ces barrages secondaires se construiront, au moins pour partie. Mais même en nombre, ils seraient un moindre mal puisqu’ils devraient avoir des répercussions négatives limitées tout en contribuant significativement aux besoins énergétiques de la zone. Ce qui souligne en creux la très relative nécessité des ouvrages sur le cours principal du fleuve.

Les poissons-chats géants du Mékong ont donc gagné un sursis de 10 ans. Que vaut cette décision sachant que les pays de la région ne sont pas tenus de respecter les recommandations de la MRC ? Selon Émeline Hassendorfer, même si tout n’est pas optimal dans leur coopération, les quatre pays membres « reconnaissent que la MRC est l’organe qui gère le fleuve et s’en remettent entièrement à elle ». Du reste, les règles de fonctionnement de la commission traduisent une « réelle volonté d’égalité entre les membres et toute décision de construction sur le cours principal du fleuve requiert le consensus des quatre pays ». Dans ces conditions, difficile d’imaginer le Laos, qui a le plus à gagner, faire cavalier seul et mettre à bas tous les efforts de concertation régionale pour produire une électricité qu’il lui faudrait de toute façon revendre à ses partenaires…

Si problème de coopération transfrontalière il y a, c’est en amont qu’il faut le chercher. La Chine, qui n’est pas membre de la MRC mais collabore avec elle en tant qu’observateur, a ses propres projets de barrages sur le Haut-Mékong. Certains sont déjà opérationnels. Et ils n’ont pas manqué de faire polémique lorsque, au printemps dernier, le niveau du fleuve au Laos et dans le nord de la Thaïlande a atteint son plus bas depuis 50 ans, occasionnant une grave sécheresse et des remous diplomatiques sérieux. La situation s’est depuis apaisée. De là à ce que la Chine suspende à son tour ses projets pour 10 ans ?

le Mékong ne passera pas par les barrages – part#2

La construction de barrages sur le cours principal du Mékong est provisoirement gelée (1ère partie) ; c’est une bonne nouvelle pour la biodiversité ; qu’en est-il pour la pèche et l’agriculture ?

Au-delà de l’enjeu environnemental, la raréfaction des poissons est surtout une question de survie pour les populations riveraines, pour qui la pêche représente une ressource alimentaire cruciale. Chaque année, 2,1 millions de tonnes de poissons sont capturées dans la région, soit près de 20 % de la production mondiale ! Cette activité intense serait sévèrement touchée par les barrages : moins 600 000 tonnes par an, soit des prises amputées de près de 30 % ! Les lieux de pêche nouveaux que constitueraient les réservoirs des barrages ne compenseraient qu’un dixième de ces pertes.

Et cela ne s’arrête pas là : à terme, la réduction importante des flux de sédiments et de nutriments aurait aussi des répercussions sur les ressources côtières, et affectera iten particulier le Vietnam, pays où ce type de pèche est en plein essor. Quant à l’aquaculture, elle serait aussi menacée, faute de nourriture pour les poissons d’élevage… Plus qu’une ressource alimentaire, c’est en fait toute l’économie de la région qui vacillerait, la pêche conditionnant la survie d’une multitude de petites activités en amont (bateaux, production de sel et de glace…) et en aval (toute la filière agro-alimentaire).

Les populations locales ont-elles conscience de leur précarité ? Pour avoir visité différentes communautés de pêcheurs au Cambodge, Émeline Hassendorfer (Entre deux eaux) relève que « certains pêcheurs, qui servent de point-relais aux programmes du MRC, sont plus impliqués et plus conscients des enjeux ». Mais, dans leur grande majorité, on a affaire à des communautés isolées. « Leurs membres ne vont jamais dans les grandes villes et ne sont même pas au courant des projets de barrages », reconnaît-elle.

La pêche n’est pas la seule activité menacée. Contrairement à ce que l’on pourrait penser, l’agriculture ne profiterait pas des barrages. Les nouvelles capacités d’irrigation ne permettraient pas de compenser la perte de terres exploitables inondées. Par ailleurs, les apports en nutriments naturels (phosphates) diminuant à cause des retenues d’eau, le recours aux engrais irait croissant, ce qui représenterait un surcoût délicat à supporter. Globalement, c’est donc la sécurité alimentaire des riverains qui se trouverait menacée.

Un cortège de conséquences néfastes pourrait compléter ce tableau : déménagement de 100 000 personnes qui perdront leur maison et leur terres, risques de pollution, accélération de la déforestation, repoussoir pour le tourisme… Mais il s’agit là d’une liste de périls assez générique, qui n’a rien de très spécifique à la situation du Mékong…

à suivre : 3ème partie – économie et politique énergétique

le Mékong ne passera pas par les barrages – part#1

Compte tenu des risques pour les écosystèmes et surtout pour l’avenir social et économique des populations riveraines du Mékong, la construction de barrages sur le cours principal du fleuve est provisoirement gelée.

1ère partie

On a du mal à imaginer à quoi peut ressembler le « ouf » de soulagement d’un poisson-chat géant de 3 mètres de long et pesant 350 kilos… mais on a pu entendre assez distinctement celui des défenseurs de cet emblème de la biodiversité lorsqu’il a été décidé, en octobre dernier, de suspendre les projets de barrages sur le Mékong pour une période de dix ans.

Cette décision constitue la recommandation essentielle d’un rapport d’experts rendu public par la Commission du fleuve Mékong (MRC), organe consultatif intergouvernemental regroupant la Thaïlande, le Laos, le Cambodge et le Vietnam. Ce rapport examinait en détails les avantages, coûts et impacts de la construction projetée de douze barrages hydroélectriques dans la zone dite du Bas-Mékong (la partie inférieure du fleuve), jusqu’alors exempte de tout barrage sur le cours principal.

293 kg de poisson-chat

Il est des raisons évidentes de se réjouir de cette décision. D’abord parce que l’ensemble de la région constitue un réservoir d’espèces impressionnant. Navire-amiral de la biodiversité, le poisson-chat géant traîne ainsi dans son sillage une véritable cour des miracles : un poisson-vampire, un autre qui joue les aspirateurs, une grenouille qui chante, un oiseau chauve, et une orchidée carnivore pouvant atteindre la bagatelle de sept mètres de long. En tout, 145 nouvelles espèces ont été répertoriées dans le Mékong en 2009, un taux de découvertes quasiment sans égal dans le monde.

une légende laotienne veut que les poissons-chats géants se rassemblent chaque année dans une grotte et décident quels poissons migreront vers le nord pour pondre et quels poissons devront se sacrifier aux pécheurs

Les barrages font peser une menace réelle sur la biodiversité : ils perturbent ou détruisent des habitats naturels et fragmentent les écosystème, empêchant les migrations d’espèces aquatiques. Mollusques, amphibiens et oiseaux seraient fortement impactés, ainsi que les tortues, les crocodiles, les loutres, ou encore le dauphin du Mékong, avec à la clé, pour certaines espèces endémiques, une extinction totale.

La situation est sans doute encore plus préoccupante pour les poissons. Avec 781 espèces actuellement recensées, le Mékong constitue le deuxième réservoir de biodiversité au monde pour les poissons, après l’Amazone. Les experts mandatés par la MRC estiment que 50 % des espèces de poissons pourraient disparaître dans certaines zones. Émeline Hassenforder, présidente de l’association Entre Deux Eaux, a pour sa part analysé différents projets de coopération transfrontalière autour de l’eau. Au sujet du Mékong, elle souligne le rôle important joué par le lac Tonlé Sap, au Cambodge : « Pendant la saison sèche, l’eau s’écoule du lac et vient alimenter le fleuve. Pendant la saison des pluies, le flux s’inverse et le lac triple en taille. Il s’agit d’une sorte d’éponge naturelle, qui permet de réguler le cours du fleuve et qui est capital pour la migration des poissons. » Première menace pour la migration des poissons, ce système vital du Tonlé Sap serait mis à mal par les barrages. Puis les barrages eux-mêmes constitueraient des obstacles évidents se succédant sur le parcours des poissons vers leurs zones de frai, sans solution d’aménagement opérationnelle compte tenu du nombre d’espèces différentes concernées et de la hauteur prévue des constructions.

à suivre : 2ème partie – l’économie de la pèche et l’agriculture

en savoir + : la commission du fleuve Mékong