la vie sur Mars (hs#28, DAVID BOWIE, Life on Mars?)

Encore inconnu, David Bowie aurait dû adapter les paroles en anglais du Comme d’habitude de Claude François. Plus préoccupé par la sortie de ses propres compositions, il se fit souffler la politesse par Paul Anka, qui commit My Way, propulsé par Sinatra. Dépité d’avoir laissé filer 100 balles, Bowie se rattrapa avec un Mars et écrivit Life on Mars?, un morceau paru sur l’album Hunky Dory en 1971, qu’il décrivit en gros comme un My Way, mais en mieux. Life on Mars? ne connut le succès que deux ans plus tard, une fois sorti en single. Le classieux clip réalisé par Mick Rock magnifiant un Bowie bleu azur dont les yeux et les lèvres maquillés ressortent du fond blanc y est peut-être pour quelque chose :

Life on Mars? est tout sauf une chanson ordinaire. Déjà, elle m’oblige à commencer ce headbanging science en citant Claude François, que j’estime musicalement à peu près autant qu’un cancrelat à qui on aurait octroyé un banjo. Ensuite, si vous entendez les accords de My Way dans Life on Mars?, vous, c’est que vous avez une oreille musicale que je n’ai pas. Enfin – et on s’en douterait presque à la vue de ce clip… lunaire –, Life on Mars? ne parle pas du tout de Mars. À vrai dire, Life on Mars? ne parle même pas d’espace. Autant dire que, pour poursuivre cette chronique scientifique, il va me falloir sortir la pelle…


De quoi parle le sublime texte de Bowie ? Il s’agit de la complainte d’une jeune ado désabusée par la société de consommation et du spectacle, et plus largement par la violence et la vacuité de l’American Way of Life. L’interrogation Is there Life on Mars? résonne comme un appel au secours adolescent : « Dites-moi qu’au moins il y a quelque chose ailleurs – de toute façon ça ne peut pas être pire qu’ici. »

Sans écrire une ligne sur le sujet, Bowie a pourtant tout exprimé sur le rapport que nous entretenons avec la planète rouge. L’homme se demande s’il y a de la vie sur Mars parce qu’il désespère de la sienne sur Terre. L’envie de vie sur Mars est une déprime adolescente. En voici quelques indices.

Mars, planète soeur

Mars faisant partie des cinq planètes visibles à l’œil nu est observée depuis que les hommes ont des yeux. Sa couleur rouge sang – et peut-être sa trajectoire erratique dans le ciel – lui vaut d’être associée à la guerre et à la destruction plutôt qu’à une quelconque oasis de vie dans une tripotée de cultures antiques. On a alors plutôt envie de laisser la planète rouge – et la vie qui s’y trouve – tranquille.

Ceci jusqu’à ce que les observations de William Herschel, à la fin du XVIIIe siècle, puis celles de son fils John, la fassent voir d’un autre œil. Mars possède des saisons, des calottes polaires qui fondent en été, des taches et des traînées sombres qui pourraient bien être des mers et des détroits, bordant des masses rougeâtres ou jaunes qui doivent être des continents. Toutes proportions gardées, dès le premier quart du XIXe siècle, les astronomes sont persuadés que Mars présente des analogies étroites avec la Terre. Ce que Camille Flammarion résume ainsi :

« Continents, mers, îles, rivages, presqu’îles, caps, golfes, eaux, nuages, pluies, inondations, neiges, saisons, hiver et été, printemps et automne, jours et nuits, matins et soirs, tout s’y passe à peu près comme ici. » (Flammarion, 1891)

C’est beau comme le guide du routard. Les conditions semblant idéales, pourquoi ne pas postuler l’existence de la vie sur Mars, et même d’une vie intelligente ? Flammarion n’y va pas par quatre chemins et avance que la planète est peuplée de races non seulement intelligentes, mais encore supérieures à nous.

Notice: réglage des canaux

Si Flammarion s’emballe ainsi, c’est parce qu’en 1877, en 1879 puis en 1881, profitant d’excellentes conditions d’observation lors d’oppositions particulièrement favorables, l’astronome italien Giovanni Schiaparelli a mis en évidence des structures rectilignes ou formant des arcs de très grands cercles qui zèbrent des planètes : des « canaux », dont certains font près de 3000 km.

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Schiaparelli n’est pas n’importe qui, il est directeur de l’observatoire de Milan et par ailleurs excellent cartographe, si bien que les cartes qu’il exécute convainquent une partie des astronomes qu’il y a bien une espèce intelligente peuplant Mars et s’amusant à jouer à SimCity grandeur nature. À partir de 1894, le riche astronome amateur Percival Lowell en rajoute une couche. Il se fait construire son propre observatoire en Arizona et se lance dans l’étude des canaux martiens. Il les aligne frénétiquement, recouvrant la planète d’une véritable toile d’araignée.

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Il faut relever ici que tous les astronomes sont loin d’être convaincus par cet étalement de tuyauteries martiennes. Pour une bonne raison : certains arrivent à les observer, d’autres non. Pourquoi tout le monde ne voit-il pas la même chose ?

Pour les esprits charitables, les observateurs persuadés de voir des canaux sur Mars sont victimes de la médiocre qualité de leurs instruments : l’observation s’effectue aux limites de la résolution instrumentale et durant les quelques fractions de seconde qui laissent entrevoir la surface. Ils sont dès lors abusés par des phénomènes d’illusion d’optique tout ce qu’il y a plus de naturels. C’est l’explication que propose l’astronome grec naturalisé français Eugène Michel Antoniadi, qui, grâce à la grande lunette de l’observatoire de Meudon et à un œil particulièrement exercé pour interpréter ombres et contrastes pour en déduire les reliefs, fut le grand démystificateur des canaux de Mars. Voici ce que Antoniadi voit par exemple le 20 septembre 1909 :

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C’est déjà nettement moins rectiligne (et plus joli), n’est-ce pas ? Si quelque chose construit des canaux là-haut, c’est sans doute après avoir abusé du genépi, ou de son équivalent martien. Dans l’ouvrage La planète Mars publié en 1930, Antoniadi compare deux représentations de la région d’Elysium. Celle du haut est un dessin de Schiaparelli. Celle du bas son propre croquis synthétisant plusieurs observations. Les lignes rectilignes observées par Schiaparelli et ses confrères ne sont en fait, pour Antoniadi, que des alignements de taches plus ou moins régulières, donnant l’illusion de former des lignes :

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Pour l’essentiel, il semble surtout que les observateurs convaincus de l’existence d’une vie sur Mars voyaient tout simplement ce qu’ils avaient envie d’y voir. Ce n’étaient ni Schiaparelli ni Lowell qui plaçaient leur œil sur l’oculaire, mais la « fille aux cheveux de souris » de David Bowie.

Petits arrangements avec l’habitabilité

Il n’y a pas que chez les astronomes qu’une fillette sommeille. Puisqu’il est question de vie, les biologistes ont aussi leur mot à dire sur Mars, par exemple l’illustre Alfred Russel Wallace (oui, le codécouvreur du principe de la sélection naturelle). Celui-ci eut une vie fort longue qu’il mit à profit pour disserter sur toutes sortes de sujets, dont celui assez général de la pluralité des mondes habités (Man’s Place in the Universe, 1903) et celui plus particulier de l’habitabilité de Mars (Is Mars Habitable? 1907).

Is Mars Habitable? est considéré comme un texte scientifique pionner dans le champ de l’exobiologie, mais il y aurait sans doute à redire sur son objectivité. La biographie de Wallace écrite par Peter Raby, qui vient de sortir en français (Alfred R. Wallace, l’explorateur de l’évolution, Éditions de l’évolution) ne consacre qu’un paragraphe à cette œuvre oubliée de Wallace, présentée comme une « riposte cinglante » à la théorie des canaux martiens défendue par Lowell. Voici comment Wallace critique la démarche adoptée par Lowell :

« Il part du postulat que les lignes droites sont des œuvres d’art et, plus il en trouve, plus il voit dans leur abondance la preuve qu’il s’agit bien d’œuvres d’art. Ensuite, il s’emploie à tordre et déformer routes les autres observations afin qu’elles correspondent à son postulat. »

Ainsi que le note Raby, « Cette critique aurait très bien pu s’appliquer à sa propre défense du spiritisme ». Et sans doute à l’entièreté de l’ouvrage qui, sous couvert de recherches poussées pour parvenir à une analyse du climat et des conditions atmosphériques sur Mars d’allure scientifique, est avant tout la tentative d’un nonagénaire, anthropocentriste impénitent, pour démontrer coûte que coûte que la Terre est la seule planète de l’univers où la vie a pu se développer.

Wallace n’accepte pas l’idée que la vie ait surgi par accident, ni qu’elle puisse disparaître un jour par l’effet des mêmes causes évolutives (il est bon de se rappeler ceci à la lecture de textes cherchant un peu trop ostensiblement à mettre Wallace sur un strict pied d’égalité avec Darwin pour minimiser l’apport de celui-ci…).

goldilocks

On pourrait croire que les critères d’habitabilité définis par les astronomes modernes qui traquent les exoplanètes échappent aux biais de notre propre conception du vivant, terrestre et extra-terrestre. Rien n’est moins sûr si l’on suit Ian Stewart qui, dans Les mathématiques du vivant (Flammarion, 2013), notamment, aborde la notion d’habitabilité sous l’angle des mathématiques pour nous faire comprendre les difficultés que pose sa définition.

La loi de Planck, explique-t-il, permet de déterminer la température d’une planète gravitant autour d’une étoile, donc de déterminer les frontières intérieures et extérieures de la zone habitable, c’est-à-dire là où il ne fait ni trop chaud ni trop froid, mais juste bien pour autoriser le développement de la vie à condition qu’elle mette une petite laine quand ça fraîchit le soir. Il existe deux versions de la formule de calcul, avec ou sans albédo (la fraction du rayonnement réfléchie par la planète). Avec un albédo à 0,3 (valeur terrestre), la zone habitable du Soleil s’étend de 69 millions à 130 millions de kilomètres. Mercure, située à 58 millions, est hors jeu : trop chaude. Mars, à 228 millions de kilomètres, l’est aussi : beaucoup trop froide. Mais la Terre, à 150 millions de kilomètres, l’est aussi ! Et seule Vénus, à 108 millions de kilomètres, serait habitable. Paradoxe : la seule planète habitable, celle qui est sous nos pieds, est en dehors de la zone habitable de son étoile… Amis Vénusiens, bonjour.

Le concept d’une zone habitable qui ne tiendrait pas compte des caractéristiques particulières des planètes, en particulier de leur atmosphère, est donc trop simpliste. Mais notre conception du vivant (intuitivement, quelque chose qui nous ressemble) doit aussi être revue. Les organismes extrémophiles terrestres, note Ian Stewart, vivent dans des conditions qui ne correspondent pas à celles de la zone habitable :

« dans une eau dont la température dépasse le point d’ébullition normal ou descend sous son point de fusion normal. Ni très au-delà ni très en deçà des conditions qui définissent la zone habitable, mais au-delà et en deçà tout de même. »

L’idée d’une vie sur Mars, fût-elle passée, ne donc être abordée qu’en connaissant parfaitement les caractéristiques de la planète. Et c’est bien pour ça qu’on y envoie crapahuter des rovers, en attendant que nous puissions nous y rendre nous-mêmes. Mais c’est là que ça se complique…

Y aura-t-il de la mort sur Mars ?

Selon Philippe Labrot, qui tient le site nirgal.net, « la découverte définitive d’une vie martienne ne pourra pas avoir lieu avant que des roches ne soient ramenées dans les laboratoires terrestres pour y être examinées. » La faute aux moyens et aux conditions d’analyse forcément limitées des robots, seuls sur la planète rouge. Pourquoi ne pas se rendre sur Mars et mener ces analyses sur place ? Simplement parce qu’il faudrait éviter à tout prix la contamination des écosystèmes martiens par les microorganismes terrestres que nous ne manquerions pas de trimballer avec nous, quelles que soient les précautions prises. On se trouve dès lors dans une belle impasse, que Labrot formule ainsi :

« La découverte de formes de vie sur la planète Mars aura alors une conséquence inattendue : celle d’empêcher tout débarquement humain. (…) Il est assez paradoxal de penser que si la réalité dépasse nos rêves, et qu’un écosystème existe encore aujourd’hui sur Mars, il nous faudra l’étudier par procuration, grâce à des robots commandés en temps réel depuis un avant-poste implanté sur Phobos, et non pas de nos propres mains. L’étude de Mars continuera donc d’être ce qu’elle a été depuis le début, un travail à distance, jusqu’à ce qu’un jour enfin les écosystèmes martiens soient entièrement caractérisés, et que le danger d’une éventuelle contamination croisée soit définitivement écarté. »

Si cette vision est juste, je la trouve réconfortante : laisser la vie sur Mars tranquille afin de ne pas y apporter la mort. Je me repose sur elle pour me persuader que la dernière trouvaille en date de la compagnie néerlandaise Mars One, sélectionner, sous la forme d’une télé-réalité, et envoyer des candidats dans un Loft martien en 2023, n’a aucune chance de voir le jour, tout au moins pour la partie spatiale du projet.

La page Wikipédia française consacrée à Mars One détaille les limites techniques, humaines et financières du projet, qui prétend parvenir à ses fins sur la base des techniques actuelles (capsule Dragon et lanceur Falcon Heavy de Space X, notamment) et pour la modique somme de 6 milliards de dollars. Les limites psychologiques me semblent les plus insurmontables : celles liées au voyage et à la vie sur Mars, bien sûr, mais aussi celles liées aux sept ans de sélection passés à faire de la télé-réalité. Je doute que quiconque survive à ça. Surtout avec Denis Brogniart aux manettes.

Si le projet marche malgré tout, ce n’est pas vraiment de la vie qu’on enverra sur Mars, mais des morts en sursis, puisque le voyage serait sans retour. Des milliards de téléspectateurs rivés devant leur écran à guetter la mort prochaine de leurs semblables, quel réjouissant programme. Qui nous ramène à la girl with the mousy hair de Life on Mars? :

And she’s hooked to the silver screen
But the film is a saddening bore
For she’s lived it ten times or more
She could spit in the eyes of fools
As they ask her to focus on

David Bowie avait tout compris. Comme d’habitude.

 

Darwin était-il raciste ?

Suite et fin de la série de 3 billets sur la dérive raciste de l’expression “l’homme descend du singe”. Après un billet consacré à la Vénus Hottentote et un autre consacré aux élucubrations classificatoires du médecin anglais Charles White, faisons le point sur le prétendu racisme de Darwin.

Et commençons par re-dissiper un malentendu. Ainsi que l’ont montré les billets précédents, les Européens ont adopté une représentation hiérarchique des races humaines bien avant d’admettre un quelconque tranformisme – i.e. étaient racistes bien avant que Charles Darwin publiât L’Origine des espèces. Cédric Grimoult, dans l’ouvrage Créationnismes, mirages et contrevérités, cite le biologiste et généticien Michel Veuille à l’appui de cette idée :

Avant qu’aucun idée transformiste eût été avancée, le “nègre” se plaçait déjà, dans l’ordre de la nature, sur la ligne descendante allant de l’homme “parfait” au singe…1


Il n’en reste pas moins que, par calcul ou ignorance, les contempteurs de tous poils ont maintes fois reproché à Darwin d’être un chantre de l’inégalité des races.

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Un exemple de propagande parmi d’autres, due à l’officine créationniste Answer in Genesis

Les accusations portées à son encontre sont de deux ordres. Les premières tiennent moins à ses convictions qu’à celles des diverses personnalités avec qui il fut en rapport professionnel ou intime. Ainsi pointe-t-on souvent les idées eugénistes et racistes de son cousin Francis Galton ou l’action de son propre fils, Francis Darwin, à la tête de la Fédération internationale des organisations eugénistes. Dans la continuité de ces accusation, et de façon curieuse, on lui reproche également une supposée absence d’engagement contre le racisme, comme si cela valait caution.

Dans Darwin n’est pas celui qu’on croit, idées reçues sur l’auteur de L’Origine des espèces 2, Patrick Tort pourfend de façon salutaire ces griefs dénués de fondement en rappelant que les rapports épistolaires que Darwin entretenait avec son encombrant cousin se limitaient à des questions professionnelles. Concernant son fils, il souligne que ses activités ne pouvaient bien évidemment nullement condamner son père par une sorte de contamination ascendante ! Pour ce qui est de l’engagement, Tort rappelle également que la naturaliste anglais eut à s’impliquer au sein de l’Ethnological Society et que ses écrits témoignent sans ambiguïté de sa révolte personnelle contre l’esclavagisme.

Le second registre d’accusation de racisme tient aux écrits de Darwin, en particulier à certains passages de La Filiation de l’homme, qui peuvent, assurément, choquer un lecteur actuel (du moins le genre de lecteur qui s’étonnerait que soit prononcé le mot “Nègre” dans le biopic sur Lincoln, par exemple).

On trouve par exemple, dans certains ouvrages de vulgarisation, assortis de commentaires moralisateurs, cette mise en parallèle du « visage profondément sillonnée et fastueusement coloré, pour devenir plus attrayant pour la femelle »3 du mandrill africain avec les peintures du visage des bandes rouges, bleues, blanches ou noires des « nègres » et de divers sauvages. Ou cette observation sur « les facultés mentales des animaux supérieurs [qui] ne diffèrent pas en nature, bien qu’elles diffèrent énormément en degré, des facultés correspondantes de l’homme, surtout de celles des races inférieures et barbares »4.

Pour ne rien masquer de ce qui peut consterner un lecteur non averti, cet extrait est également souvent cité :

Quiconque a vu un sauvage dans son pays natal n’éprouvera aucune honte à reconnaître que le sang de quelque être inférieur coule dans ses veines. J’aimerais autant pour ma part descendre du petit singe héroïque qui brava un terrible ennemi pour sauver son gardien, ou de ce vieux babouin qui emporta triomphalement son jeune camarade après l’avoir arraché à une meute de chiens étonnés, – que d’un sauvage qui se plaît à torturer ses ennemis, offre des sacrifices sanglants, pratique l’infanticide sans remords, traite ses femmes comme des esclaves, ignore toute décence, et reste le jouet des superstitions les plus grossières.5

Au moins ne pourra-t-on pas accuser Darwin de ne pas aimer les singes…

Au-delà de ça, l’affirmation suivant laquelle le naturaliste anglais était raciste repose en général, selon Tort, sur « des montages de citations hors contexte » (ce que nous venons de faire pour la bonne cause) et sur « un véritable déni de la logique profonde et de la cohérence complexe de la pensée de Darwin »6.

Il faut pour comprendre les citations ci-dessus, se garder de tout anachronisme et distinguer clairement le sentiment de supériorité dont souffrait tous les Européens blancs de l’époque, sans que Darwin y fît exception, du racisme proprement dit, qui repose, selon la définition de Tort, sur trois composantes.

  1. D’abord une inégalité entre humains reposant sur le primat du biologique, donc un déterminisme, à la fois persistant et transmissible.
  2. Ensuite la pérennité et l’irrévocabilité de cette inégalité, qui découlent logiquement de ce qui précède.
  3. Et enfin un discours de prescription (ou des actes) visant à concrétiser cette hiérarchie naturelle dans une domination sociale au besoin brutale.

Aucune de ces trois composantes ne saurait qualifier les écrits, la pensée ou les actes de Charles Darwin. Accuser de Darwin de racisme est non-sens et n’a d’autre visée que polémique et idéologique.

  1. M. Veuille, La Sociobiologie, Paris, Presses universitaires de France, “Que sais-je”, 1986, p.118.
  2. P. Tort, Darwin n’est pas celui qu’on croit, idées reçues sur l’auteur de L’Origine des espèces, Paris, Le Cavalier Bleu, p.101-119.
  3. C. Darwin, La descendance de l’homme et la sélection sexuelle, Paris, Reinwald, 1876, p.662.
  4. Id., p.661.
  5. Id., p.752.
  6. P. Tort, Ibid., p.102

apprenons à reconnaître un Viking (hs#25 AMON AMARTH, Twilight Of The Thunder God)

Vous ne pensiez tout de même pas débuter cette nouvelle année de headbanging science sans savoir comment reconnaître un Viking tout de même ? Allez, ôtez-moi ce grotesque casque à cornes et appareillons sur le langskip d’Amon Amarth pour rectifier quelques idées reçues sur les hommes du Nord.

De très sérieuses études inventées à l’instant démontrent que 50 % des Suédois (et assimilés) jouent dans un groupe de métal – les 50 % restant achètent de la musique métal. Quel beau pays. Parmi les sous-genres les plus appréciés, le Black Metal tient le haut du pavé. Le Black Metal tient en une interrogation existentielle qui peut se résumer ainsi : une créature se demande si elle va commencer par violer votre fille ou égorger votre chèvre (ou l’inverse). Le sous sous genre du Viking Metal, c’est un peu la même chose, sauf que la créature en question est un Viking.

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Amon Amarth fait partie des groupes qui jouent à fond sur la mythologie nordique, bien qu’ils se défendent d’être un groupe de Viking Metal (pour tout vous dire, ils jouent du Death mélodique, pas du Black, mais ça cause tout de même de Valhalla à tout bout de champ). Laissons ces petits jeunes férus de culture et de tradition vous exposer leurs bonnes intentions dans le coolissime Twilight Of The Thunder God :

En mars 2012, une étude génétique sur la souris domestique (Mus musculus), publiée dans BMC Evolutionary, montrait que cette commensale avait suivi nos hardis navigateurs dans leurs pérégrinations en Islande, au Groenland ou à Terre-Neuve. En d’autres termes, nos fiers Vikings avaient tout bêtement servi de marqueur pour une étude sur des rongeurs… Pas très glorieux. Leur fierté en a encore pris un coup en novembre 2012 lorsqu’un jeune doctorant en géochimie de l’Université du Massachusetts s’est targué d’avoir retracé l’historique de l’occupation humaine d’un site lacustre des îles Lofoten, au nord de la Norvège, grâce à … du caca de Viking fossile ! La grande classe.

Il semble donc que nos amis scientifiques ne respectent plus la force brute. D’où, peut-être, cette tentative désespérée d’Amon Amarth pour redonner aux pillards sanguinaires de notre enfance un peu de leur lustre rustre d’antan. Hélas, les poncifs alignés par le Viking Metal semblent ressortir du mythe bien plus que de la réalité historique. Passons quelques lieux communs sur les Vikings tirés de l’imagerie d’Amon Amarth à l’épreuve des faits.

1. Le Viking portait un casque à cornes

Ben non.  Cette représentation daterait du XIXe siècle et serait liée, selon les sources, aux pratiques folkloriques d’une clique de poètes suédois, la Götiska Förbundet (ou Gothic League), ou aux costumes des opéras de Wagner. Au combat, plutôt que cet ustensile d’opérette peu pratique, les Vikings portaient des heaumes tout ce qu’il y a de plus basiques, en cuir renforcé de bois et de fer pour la piétaille, ainsi qu’en témoignent les pièces retrouvées et les sources iconographiques.  Voici celui du cimetière de Valsgärde, en Suède :

 

2. Le Viking, une force de la nature !

Oui, bof. L’anatomie du Viking était assez similaire à la nôtre, à ceci près que nous leur rendons tout de même 8 à 10 cm, en moyenne. Si vous preniez le métro aujourd’hui avec un Viking, vous pourriez agripper la barre et lui faire sentir les effluves de votre aisselle en toute impunité, ce qui serait peu cher payé pour leurs forfaits passés.

D’après les historiens et les archéologues qui ont travaillé sur les restes osseux trouvés dans les tombes, les corps des Vikings étaient marqués par la rudesse des travaux des champs : une musculature enviable, mais aussi de l’arthrose, des problèmes dentaires et une croissance infantile perturbée par une mauvaise nutrition. Ces grands gaillards étaient plus fragiles qu’on ne l’imagine.

 

3. Le Viking, un mâle, un vrai

Ah ah. Les squelettes des Vikings révèlent une distance morphologique entre les sexes assez peu marquée, à tel point que les crânes des hommes et des femmes sont difficiles à distinguer dans les tombes. Chez les hommes, un visage moins carré que ce qu’on peut observer chez d’autres peuples anciens. Pour les femmes, des mâchoires et des sourcils plus prononcés que chez les Scandinaves actuelles (et là c’est un autre mythe qui en prend un coup…).

 

4. Le Viking, un vrai goret

Sale, rude, débraillé, la bave au coin des lèvres, tel est le portrait habituel du Viking.  Pas vrai, Johan Hegg ?

Beurk. Plusieurs sites archéologiques ont livré des pinces, des peignes, des petits nécessaires pour se curer les ongles ou se nettoyer les oreilles, des cure-dents… Tout un attirail qui plaide plutôt en faveur d’un Viking bien propret et absolument pas négligé.  Des sources écrites médiévales décrivent les Vikings installés en Angleterre comme des briseurs de cœurs très soignés, ayant l’habitude de se peigner les cheveux tous les jours, de changer leurs vêtements régulièrement, de prêter attention à leur apparence par moult caprices frivoles, et même de prendre un bain le samedi ! Peut-être pas très virilement correct, mais ça leur permettait d’assiéger la vertu des femmes mariées et de quémander la main des filles de bonne famille. Des tombeurs, quoi. D’autres sources soulignent que les hommes avaient des barbes bien entretenues, les cheveux courts dans la nuque et de longues franges soignées… Là ça commence à craindre un peu tout de même.

 

5. Le Viking, conquérant des mers

Bon, reconnaissons-leur le mérite d’avoir poussé les premiers jusqu’en Amérique du Nord (la chose est attestée archéologiquement depuis les années 1960 et ne prête plus à controverse). Mais, et si, plutôt qu’un incroyable talent de navigateurs, les Vikings avaient eu un truc tout bête à leur disposition ?


Non, je ne pensais pas à cela. D’ailleurs, les Drakkars  ne s’appelaient pas du tout ainsi ; le terme de langskip est employé pour désigner génériquement les navires de guerre. Si les Vikings purent mener leurs navires si loin, c’est grâce à un instrument de navigation dont deux physiciens français, Guy Ropars et Albert le Floch (laboratoire de physique des lasers de l’université de Rennes 1), pensent avoir percé le secret (Ropars et al, A depolarizer as a possible precise sunstone for Viking navigation by polarized skylight, Proc R Soc A, 2011).

Les Vikings auraient exploité les propriétés optiques du spath d’Islande, un cristal de calcite transparent très courant en Islande qui possède la caractéristique unique de dépolariser totalement la lumière, ce qui permet de déterminer la position du soleil même quand ce dernier n’est pas visible ou caché par des nuages. Albert Le Floch explique ainsi son utilisation : «En fait, quand on regarde à travers le spath islandais, qui se présente comme un gros cristal transparent, on voit double. La moindre luminosité dépolarisée apparaît sous la forme de deux petits rectangles de même surface. Quand le contraste de ces derniers est identique, le soleil est juste en face. Sa direction peut être relevée au degré près. » (en savoir plus sur son blog)

Bref, le talent des Vikings paraît avoir été très exagéré. Et puisqu’on en est à briser du mythe, figurez-vous que le Viking Metal n’a même pas été inventé par les Scandinaves. Eh oui, rappelez-vous Immigrant Song, de Led Zeppelin, en 1970 :

Ah, ah
We come from the land of the ice and snow
From the midnight sun where the hot springs flow
The hammer of the gods
Will drive our ships to new lands
To fight the horde, singing and crying
Valhalla, I am coming!

Maintenant que vous savez reconnaître un Viking, gardez l’œil ouvert, on n’a peut-être pas fini d’entendre parler des ces imposteurs :

Et si vous vous sentez d’aller suggérer quelques rectifications à Amon Amarth sur leur site officiel : http://www.amonamarth.com/, n’hésitez pas.

A lire également : http://sciencenordic.com/what-vikings-really-looked

 

un étrange air de famille #2

L’étrange air de famille entre grands singes et humains se nourrit de fantasmes et d’approximations depuis l’Antiquité, ainsi que nous l’avons vu dans la première partie. Après les frasques du Pongo (le gorille), voici les tribulations du Pygmée (le chimpanzé) sur les tables de dissection.

 

Aux bons soins des docteurs Tulp et Tyson

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À mesure que se développe l’anatomie comparée, à partir du XVIe siècle, l’évidence du caractère animal de l’homme devient de plus en plus difficile à ignorer.[1] Mais les grands singes posent un problème de taille : les naturalistes n’en ont encore jamais vu. Il leur faut compter avec des descriptions exagérées et des témoignages fantaisistes, qui se mêlent aux croyances moyenâgeuses en l’existence d’hommes sauvages ou aux créatures mythologiques héritées de l’Antiquité. Par ailleurs, la distinction entre les grands singes n’est pas encore faite. Gorille, chimpanzé et orang-outan ont été signalés au tout début du XVIIe siècle, mais pendant longtemps encore, « on appellera orang-outan indifféremment le chimpanzé et l’orang-outan actuels. »[2]

Étrangement, c’est à un anatomiste de renom, le Hollandais, Nicolaas Claes Tulp (1593-1674), ci-dessus à l’oeuvre dans La leçon d’anatomie de Rembrandt, que l’on doit pour partie la survivance de cette confusion. Tulp eut pourtant une belle occasion de préciser la connaissance des différentes espèces : en 1632, il eut la chance de pouvoir examiner vivant puis de disséquer un chimpanzé venu d’Angola qui avait été placé dans la ménagerie du prince Frédéric-Henri d’Orange-Nassau, dans les environs de La Haye. Tulp en donna hélas une description certes historique, puisqu’il s’agit de la première description scientifique d’un anthropoïde, mais fort peu précise – identifiant au surplus l’animal dont il connaissait l’origine africaine à l’orang-outan indonésien, tout en le dénommant Satyre indien, se fiant à l’un des amis ayant vécu à Bornéo et imaginant que l’espèce qu’il lui décrivait était commune sous tous les tropiques.

Aux imprécisions des anatomistes s’ajoutèrent celles des illustrateurs. Ainsi, du dessin d’un « orang outang » que fit le médecin néerlandais Bontius en 1658, Thomas Huxley jugera plus tard qu’il ne montrait à voir « rien d’autre qu’une femme fort velue, assez belle, et avec des proportions et des pieds entièrement humains » (voir l’illustration dans cet article)[3]. Quant celle qui ornait l’ouvrage de Tulp Observationes Medicae (1641), ci dessous, elle est tellement ambiguë que l’on peut bel et bien y voir un orang-outang…

1699 est une date reconnue comme importante dans l’histoire de l’anatomie sinon de la science en général. Edward Tyson (1650-1708), réputé pour être le meilleur spécialiste anglais d’anatomie comparée, voire le fondateur de la discipline, publia cette année-là un ouvrage intitulé : L’Orang-outang, sive « homo sylvestris » : une étude comparée de l’anatomie d’un singe, d’un grand singe et de l’homme. Passons sur le fait que l’orang-outan en question était, une fois encore, un chimpanzé, confusion, on le voit, alors banale. L’épisode Tyson est intéressant, car c’est un bon exemple de construction d’une des ces « légendes dorées » qui émaillent l’histoire des sciences[4]. Stephen Jay Gould, qui n’aimait rien tant qu’inciter son lecteur à s’affranchir du filtre déformant des représentations modernes pour mieux décrypter les grandes heures de l’histoire de la biologie, a consacré son essai Le Montreur de singe[5] au cas Tyson. Son analyse montre que l’œuvre du médecin anglais a fait date, mais pas forcément pour les bonnes raisons.

Les commentateurs du traité de Tyson ont célébré son travail pour le modernisme de ses méthodes et de ses conclusions. Thomas Huxley, dans La place de l’Homme dans la nature (1863), rendit par exemple hommage au travail de Tyson, « premier compte rendu exhaustif sur un singe humanoïde, qui mérite notre intérêt pour sa précision scientifique ». Tyson dresse une liste de tous les caractères qui rapprochent son « pygmée » (c’est ainsi qu’il nomme son chimpanzé) soit des petits singes soit de l’homme. Il dénombre trente-quatre caractères pour les premiers et quarante-sept pour les seconds. Il en arrive à la conclusion que le chimpanzé a plus de ressemblances avec l’être humain qu’avec les singes, notamment dans la structure de son cerveau. L’existence d’une créature s’éloignant de tous les autres animaux connus et qui présentant bien des points de ressemblance avec l’homme est ainsi démontrée, et Tyson conclut que son « pygmée » est un être intermédiaire.

Si l’on peut reconnaître à Tyson le mérite d’anticiper Linné et l’invention des primates d’un demi-siècle, il serait faux d’en faire un précurseur de l’évolutionnisme, avertissent Albert et Jacqueline Ducros. Son œuvre « accroît les connaissances, mais sans bouleversement idéologique »[6]. Du reste, elle n’eut pas grand retentissement à l’époque, signe qu’elle ne défiait en rien le cadre conceptuel admis en son temps. Tyson s’en tient en effet fidèlement la description traditionnelle de la nature selon l’« échelle des êtres » et ne fait preuve d’aucun modernisme à cet effet. Il place son « pygmée » à mi-chemin entre d’autres primates et les êtres humains, mais sous une étiquette animale : « Notre pygmée présente de nombreux avantages sur ses congénères, et pourtant, je persiste à croire qu’il n’est qu’une sorte de singe, une simple brute ; comme le dit si bien le proverbe, un singe reste un singe, même s’il est vêtu. »

La minutie avec laquelle Tyson compare l’anatomie de son sujet avec celles de l’homme et des petits singes n’est, selon Gould, que la preuve flagrante de son conservatisme. Il écrit :

« De plus, l’utilisation de la méthode de l’anatomie comparée n’était pas la marque du modernisme éclairé de Tyson, c’était également l’expression de son attachement à la théorie de la chaîne du vivant. Si vous désirez accorder à un animal un statut intermédiaire entre le singe et l’homme, quel autre recours avez-vous que de dresser la liste des ressemblances de cet animal avec les représentants des deux groupes ? »[7]

Gould va plus loin. Outre son conservatisme, il relève chez Tyson quelques largesses avec les faits qui cadrent bien mal avec les louanges ultérieures qui seront adressées à sa méthode. Tyson insiste continuellement sur la position intermédiaire de son chimpanzé : « Notre pygmée, je le placerais dans une position intermédiaire entre celle de l’homme et celle du singe dans la grande chaîne de la création. » Mais pour en arriver à cette conclusion, il exagère, peut-être de toute bonne foi, les caractéristiques humaines de son « pygmée » et, écrit Gould, « donne simplement et systématiquement sa préférence à tout ce qui paraît plutôt humain, chaque fois qu’il existe une ambiguïté. » Cette pente glissante qui pousse à interpréter les faits à la faveur du résultat que l’on espère se lit aussi dans les croquis du chimpanzé exécutés par Tyson : le sujet est représenté debout, mais appuyé sur une canne (Tyson reprend en cela la figure de Breydenbach (voir première partie). Ayant vu son pygmée vivant, il justifie la canne en arguant de sa faiblesse et de sa difficulté à se tenir debout).

En fait de rigueur scientifique, le grand traité de 1699 se pose là. Mais Tyson, victime de la connaissance très lacunaire des grands singes, ne s’est pas rendu compte du très jeune âge de l’animal qu’il disséquait (un an). Aussi a-t-il été induit en erreur par la plus forte ressemblance des très jeunes chimpanzés avec notre propre espèce.[8]

À la fin du XVIIe siècle, l’existence des grands singes est donc connue, mais sans que les distinctions entre espèces soient très claires ni que leur place à côté de l’homme soit vraiment discutée. Le XVIIIe siècle sera celui de l’acceptation en tant que réalité scientifique des similitudes entre l’homme et les grands singes et de la discussion de leurs rapports par plusieurs anatomistes, naturalistes ou philosophes. La proximité de l’homme aux singes, d’abord descriptive et non généalogique, n’est alors acceptable que dans la mesure où l’on sépare l’âme du corps, mais elle posera rapidement question, ainsi que nous le verrons prochainement.. .

 


[1] On trouve dès 1555 des squelettes comparés de l’homme et de l’oiseau dans un ouvrage du naturaliste français Pierre Belon.

[2] Sous la direction de Pascal Picq et Yves Coppens, Aux origines de l’humanité t.2 ; le propre de l’homme, Paris, Fayard, 2001, p.38.

[3] Cité par R. Dawkins, Il était une fois nos ancêtres, Une histoire de l’évolution, Paris, Robert Laffont, 2007, p.149.

[4] A propos de ces phénomènes de distorsion de la postérité, voir les billets consacrés au légendaire débat d’Oxford et au non moins célèbre Procès Scopes.

[5] S. J. Gould, « Le montreur de singe », Le sourire du flamant rose, Seuil, Paris, Seuil, 1988.

[6] Sous la direction de Pascal Picq et Yves Coppens, Aux origines de l’humanité t.2 ; le propre de l’homme, Paris, Fayard, 2001, p.47.

[7] S. J. Gould, Le montreur de singe, in Le sourire du flamant rose, Seuil, Paris, Seuil, 1988 p.245.

[8] C’est une des illustrations classiques de la néoténie.

des nouvelles de Lapérouse (insane lectures #9)

Du nouveau dans l’énigme du naufrage de l’expédition Lapérouse

(insane lectures #9)

Un ouvrage en forme de jeu de piste sur les traces historiques et archéologiques des survivants de l’expédition Lapérouse.

C’est une des énigmes de mer les plus célèbres. Que sont devenus les quelque 200 marins et scientifiques de l’expédition Lapérouse, disparue corps et biens en 1788 à Vanikoro, dans les îles Salomon, au nord du Vanuatu ?

Parties de Brest en 1785, la Boussole et l’Astrolabe, les deux frégates de l’expédition commandée par Jean François de Galaup, comte de La Pérouse, devaient permettre à la France de se hisser au niveau de l’Angleterre de James Cook. Les objectifs, à la fois diplomatiques, commerciaux et scientifiques, étaient nombreux. Le trajet ambitieux. Le cap Horn vaincu, les navires reconnurent les côtes orientales des Amériques, complétèrent l’exploration des côtes asiatiques, puis cinglèrent vers les dernières terres inexplorées du Pacifique Sud. C’est là qu’on perd leur trace. Et que l’histoire, entre traditions orales, écrits partiaux de navigateurs et intrigues des chasseurs de trésor, cède la place au mystère.

Archéologue et historien du Pacifique, Jean-Christophe Galipaud entreprend de le dissiper dans un ouvrage coécrit avec la journaliste Valérie Jauneau. Grâce aux travaux d’un groupe de passionnés et de l’Institut de Recherche pour le Développement, le dossier Lapérouse est désormais solidement étayé. Plusieurs fouilles archéologiques ont permis de reconstituer le scénario de l’après-naufrage et de redécouvrir formellement le campement des rescapés. Les sources historiques, dont certaines inédites, ont elles aussi livré leur part de vérité.

Des pistes brouillées

En donnant à voir en creux combien cette reconstitution fut délicate, ce livre-enquête permet de sentir la complexité du travail de l’historien. Dès après le naufrage, la tourmente de la Révolution française relègue la recherche de survivants au second plan, laissant libre cours aux spéculations et à la rumeur. Ce n’est que quarante plus tard que le baroudeur irlandais Dillon puis le Français Dumont d’Urville, qui admire « les héros de savoir plus que de batailles », localisent les traces matérielles du naufrage. Tous deux recueillent les témoignages d’un événement vivace dans les mémoires, mais les interprètent de façon subjective. Entre 1880 et 1930, marins des Nouvelles-Hébrides voisines, appâtés par un hypothétique trésor, ou administrateurs de l’île plus ou moins férus de sciences, exhument des pièces sans concertation ni méthode. Ces fouilles sauvages brouillent encore un peu plus les pistes…

Dans cet écheveau de sources, le lecteur pourra être décontenancé par la structure d’ensemble de l’ouvrage et sera parfois en mal de repères. Mais le livre, qui emprunte le ton du récit d’aventure, est aussi une invitation à lâcher prise et à se laisser porter à travers les époques. Les riches illustrations qui le composent pour moitié aideront à l’immersion. Gravures, photographies d’époque, ou tableaux réalisés lors des fouilles par le peintre de marine Michel Bellion, offrent une immersion complète à Vanikoro.  Et témoignent des rudes conditions d’existence sur l’île, pour les chercheurs comme pour les naufragés avant eux.


Les très nombreux vestiges exhumés éclairent les efforts des rescapés pour organiser leur escale impromptue avant de tenter de repartir. Dans un coin du campement, la porcelaine et le verre, dans un autre les instruments scientifiques. A l’écart, les armes et munitions, pour leur défense face aux tribus indigènes. Si certains restèrent sur l’île, la plupart connurent probablement un destin plus funeste…

« A-t-on des nouvelles de Monsieur de La Pérouse ? » aurait demandé Louis XVI au moment de passer sur l’échafaud. Ce livre permet de répondre par l’affirmative. Tardivement, mais de fort belle façon.

Jean-Christophe Galipaud et Valérie Jauneau, Au-delà d’un naufrage, les survivants de l’expédition Lapérouse, Actes-Sud/Errance/IRD, 288 p., 30,00 €

Article publié le 30 juin 2012 dans Le Monde, cahier sciences et techno.

Un entretien avec Jean-Christophe Galipaud  sur le site de l’Institut de Recherche pour le Développement

De belles photos des fouilles sur le site du photographe Teddy Seguin

le légendaire débat d’Oxford – Huxley VS. Wilberforce (part 2)

Suite du décryptage du débat d’Oxford, épisode fameux de l’histoire heurtée du darwinisme qui mit aux prises, le samedi 30 juin 1860, l’évêque d’Oxford Samuel Wilberforce et Thomas Henry Huxley, fidèle de Charles Darwin. La  première partie corrigeait quelque peu la légende, la seconde complète le rôle joué par Huxley.

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Seconde partie : Thomas Henry Huxley, profession bateleur

Quel que soit son rôle ponctuel à Oxford, Huxley, le « bull-dog de Darwin » s’est bien trouvé au cœur de la tourmente à d’autres occasions. Il fut parfois dépeint comme un énergique « bouffeur de corbeaux », une description peut-être un peu sommaire, mais non dénuée de sens tant il est vrai qu’il mit sa pugnacité au service du combat darwinien contre des ecclésiastiques à plusieurs reprises. A la suite de deux conférences à Édimbourg, Darwin lui écrira: « Par Jupiter ! Vous avez attaqué la bigoterie dans sa forteresse. » [1]


Huxley ne ménagea pas sa peine. C’est lui, notamment, qui, à l’occasion d’un voyage de cinq semaines, partit porter la bonne parole aux États-Unis. Corinne Cohen donne ce portrait de Huxley en bateleur du darwinisme, qui résume bien sa contribution à la lutte pour l’avancée de l’évolutionnisme :

« Omniprésent sur la scène scientifique et publique anglaise, membre de toutes les académies, faisant des communications devant des savants comme des conférences devant des ouvriers, c’est un brillant orateur et un redoutable polémiste. »[2]

Pour son rôle et ses ambiguïtés, le bull-dog de Darwin est certainement l’une des figures clés pour comprendre les problèmes du darwinisme. Il serait très hâtif de faire de lui un darwinien strict. Il est d’abord réfractaire à l’évolution, même en 1858, lorsque Wallace et Darwin copublient leurs premiers résultats. S’il est convaincu à la lecture de L’Origine des espèces, il fait par contre partie de ceux qui n’ont pas compris que la sélection naturelle était une évidence logique, comme d’autres partisans de Darwin.[3] Il entre également dans ses motivations personnelles une part de ce que l’on appellerait aujourd’hui une volonté de revanche sur le destin, la condition sociale de Huxley étant moins élevée que celle de ses confrères. Dans les années qui suivent la publication de L’Origine des espèces, Huxley soutient l’évolution, mais « plus en paroles (abondantes) qu’en actes (rares) – si l’on entend par là de réels écrits scientifiques. »[4]


A propos de gorilles et d’hippocampes

Huxley eut également une vive querelle avec le grand anatomiste sir Richard Owen (1804–1892), ci-dessous posant avec des ossements de moa :

A l’époque, nombreux sont ceux « qui pensent que le développement tout à fait singulier du cerveau d’Homo sapiens le met à part de tous les mammifères. »[5] Richard Owen en fait partie. Il a d’abord combattu l’idée d’un lien entre hommes et singes dans une polémique avec les lamarckiens dans les années 1840 (ce qui, incidemment, prouve bien qu’on n’a pas attendu les travaux de Darwin pour se formaliser du compagnonnage de l’homme avec les singes). En 1858, il repart à la charge et tente d’établir la spécificité humaine en affirmant que l’une des petites circonvolutions du cerveau, l’hippocampe mineur, n’existe ni chez les chimpanzés ni chez les gorilles, ni chez les autres animaux. Nouvel assaut au congrès de la British Association de 1860, soit quelques jours avant la controverse entre Huxley et Wilberforce… Huxley avait déjà fait part de son opposition aux thèses d’Owen, et ce avant même la publication de L’Origine des espèces. Au congrès d’Oxford, il « contredit ouvertement ce dernier, promettant de publier ses objections dès que possible »[6]. Ce qu’il fait dans un article de 1861 puis dans La place de l’homme dans la nature, en 1863. Il dissèque des primates pour la préparation de son ouvrage et parvient à invalider l’hypothèse d’Owen : tous les singes possèdent un hippocampe (l’inverse n’est pas vrai !). Il intervient bien un changement dans la structure cérébrale des primates, mais il se situe entre les prosimiens (les lémuriens et les tarsiers) et les autres primates, et non entre l’homme et les grands singes. La place de l’homme dans la nature aborde de front la similitude entre l’homme et le singe, contrairement à L’Origine des espèces. Huxley présente son argument de la façon suivante :

« Les différences de structure entre l’homme et les primates qui s’en rapprochent le plus ne sont pas plus grandes que celles qui existent entre ces derniers et les autres membres de l’ordre des primates. En sorte que si l’on a quelques raisons pour croire que tous les primates, l’homme excepté, proviennent d’une seule et même souche primitive, il n’y a rien dans la structure de l’homme qui appuie la conclusion qu’il a eu une origine différente. »[7]

Huxley dessinant un crâne de gorille

Dans l’édition française, après avoir balayé les critiques qui lui ont été faites durant les cinq années qui ont suivi la parution de l’édition anglaise, il enfonce le clou :

« En résumé, je tiens maintenant pour démontré que les différences anatomiques du ouistiti et du chimpanzé sont beaucoup plus grandes que celles du chimpanzé et de l’homme. De sorte que si des causes naturelles quelconques ont suffi pour faire évoluer (to evolve) un même type de souche, ici en ouistiti, là en chimpanzé, ces mêmes causes ont été suffisantes pour, de la même souche, faire évoluer (to evolve) l’homme. »[8]

Huxley démontre ainsi qu’il n’y a pas de différences physiques entre hommes et grands singes. Mais il ne s’intéresse pas aux mécanismes qui permettent de passer de l’un à l’autre : « Quant à la question de savoir si les causes naturelles peuvent ou non produire ces transformations, je ne m’en mêle pas, satisfait de la laisser aux mains puissantes de M. Darwin. »[9] Il se contente d’une métaphore, celle du « gouffre » entre le singe et l’homme, « qui n’interdit pas qu’il y ait ou qu’il y ait eu une route de l’un à l’autre, dans l’ignorance de laquelle nous sommes. »


Guerre du gorille VS. débat d’Oxford

Toute l’Angleterre a assisté à la bataille entre ses deux grands anatomistes, Owen et Huxley, à propos de ce petit renflement du cerveau. A l’époque de leur vif échange à Oxford, la presse a consacré de longs articles humoristiques à la querelle. Le magazine Punch s’est même fendu de poèmes satiriques. Incontestablement, cette guerre du gorille a plus retenu l’attention que la joute qui allait suivre entre Wilberforce et Huxley.

Ainsi, il y eut bien un « célèbre débat d’Oxford », mais pas celui que l’on a retenu ! Le sens était toutefois le même : le refus d’accepter notre appartenance à la nature et la quête inlassable d’un élément permettant de prouver notre différence, en particulier avec les singes, étaient à l’origine des réticences à l’évolutionnisme. Avec la défaite d’Owen, l’argument anatomique perdait la faveur des hommes de science, mais la recherche d’un particularisme évolutionniste de l’espèce humaine n’était pas près de s’éteindre. Alfred Wallace lui-même, qui en un sens allait plus loin que Darwin en voyant dans la sélection naturelle l’unique moteur de l’évolution, considérera toujours le cerveau humain comme une exception (et sombrera dans le spiritualisme).

En 1864, Benjamin Disraeli fut invité par Wilberforce au Théâtre d’Oxford pour y dénoncer le matérialisme. Il fit, non sans malice, référence au débat qui avait opposé son hôte à Huxley en s’exclamant :

« Quelle est la question que l’on soumet désormais à la société avec une désinvolte assurance des plus stupéfiantes ? La voici : l’homme est-il un singe ou un ange ? Mon Seigneur, je suis du côté des anges. »

La phrase est restée célèbre. Elle démontrait que la bataille autour du singe était bel et bien sortie du cénacle des seuls scientifiques. Peut-être l’ardeur au combat de Thomas Huxley avait-elle permis de faire avancer la cause de l’évolutionnisme sur le plan de la notoriété. Sans doute aussi avait-elle, malheureusement, permis à l’antidarwinisme de se placer clairement sur le terrain de la lutte entre science et religion. Une des sempiternelles fausses questions du créationnisme est formulée ainsi : « Si l’Homme descend du singe, pourquoi reste-t-il des singes ? » C’est ce que Pascal Picq appelle un parfait exemple de « la fallacieuse rhétorique wilberforcienne »[10] (auquel il rétorque ceci : « Imaginez que je dise à mes parents : je ne suis pas votre fils parce que vous êtes encore de ce monde ! »). C’est aussi la preuve qu’un héritage comme celui du « célèbre débat d’Oxford » est parfois plus lourd à porter que ne l’indique la légende.

 

[1] J. Arnould, Requiem pour Darwin, Paris, Salvator, 2009, p.45.
[2] C. Cohen, La méthode de Zadig, Paris, Seuil, 2011, p.149.
[3] Pour un détail sur les nuances d’adhésion des naturalistes anglais à la thèse de Darwin, voir l’entrée sur le darwinisme anglo-saxon dans P. Tort (Direction), Dictionnaire du
darwinisme et de l’évolution, Paris, PUF, 1996, p.867.
[4] Id. p.871.
[5] P. Tassy, « Le dictionnaire des idées reçues en science », La Recherche, n°412, Octobre
2007
[6] Collectif, Homo sapiens, l’odyssée de l’espèce, Paris, La Recherche / Taillandier, 2005, p.
[7] T. H. Huxley, De la place de l’homme dans la nature, Préface de l’auteur pour l’édition
française de 1868.
[8] Ibid.
[9] Ibid.
[10] P. Picq, Lucy et l’obscurantisme, Paris, Odile Jacob, 2007, p.135.

 

 

 

Darwinisme et Marxisme (P. Tort & A. Pannekoek) (insane lectures #6)

 

D’un matérialisme l’autre

(insane lectures #6)


Darwinisme et marxisme : comment articuler les deux pensées les plus englobantes du XIXe siècle ?

C’est un dialogue qui s’instaure à un siècle de distance. Amorcé par la brochure du théoricien marxiste hollandais Anton Pannekoek, Darwinisme et Marxisme, publiée en 1909 à l’occasion du centenaire de la naissance de Charles Darwin. Et alimenté par Patrick Tort, directeur de l’Institut Charles Darwin International, qui délivre un commentaire du texte, ici traduit pour la première fois à partir de l’original néerlandais.

Pannekoek était un astronome de renom – il mena de front études théoriques sur notre galaxie et expéditions de cartographie et de spectrographie des étoiles, tout en écrivant une histoire de sa discipline. Dans le contexte des luttes sociales du 20e siècle naissant, il concevait la science en militant de la classe ouvrière, c’est-à-dire comme un moyen de son émancipation. Propagandiste efficace doublé d’un vulgarisateur talentueux, il alliait clarté d’exposition et rigueur du propos. Aussi Darwinisme et Marxisme offre-t-il un résumé d’une grande simplicité formelle de la théorie de l’évolution des espèces, qui parvient à rester d’actualité en dépit de l’avancée des connaissances.

S’adressant directement aux ouvriers, le théoricien révolutionnaire qu’était Pannekoek ne pouvait s’abriter derrière le paravent de trop nombreuses références. Le théoricien de la connaissance pointilleux qu’est Patrick Tort rétablit l’équilibre : au fil des idées du Hollandais, il distille précisions, rectificatifs et développements. Ici pour suggérer des sources implicites, là pour citer Darwin à la lumière de ses nouvelles traductions. En permanence pour indiquer au lecteur les fidélités et les écarts de Pannekoek à la pensée du naturaliste anglais. La gymnastique entre texte et commentaire demande de l’attention au lecteur, mais, le plus souvent, il se laissera emporter par ce dialogue fécond entre la voix militante et celle de l’érudit – sous réserve, tout de même, de posséder quelques notion préalables sur les concepts abordés.

 

Darwinisme, marxisme : un rendez-vous manqué

Creusant un sillon précédemment entamé, Patrick Tort éclaire l’histoire des relations entre ces deux grandes pensées qui se structurent au même moment sans vraiment se rencontrer. Un rendez-vous manqué. Par Marx, Engels ou Kautsky. Mais aussi par Pannekoek, en dépit d’une lecture plus attentive des texte fondateurs de Darwin.

L’Origine des espèces (1859) ne pouvait qu’être favorablement accueillie par Marx et Engels. Elle leur offrait la démonstration d’un développement historique de la nature pouvant servir de socle à leur « évolutionnisme » social – Marx se félicita d’avoir trouvé «la base fournie par les sciences naturelles à la lutte historique des classes». En réalité, leur compréhension du darwinisme s’arrêtait à cette idée et à quelques analogies utiles. Leur enthousiasme initial s’évapora sur une méprise: selon eux, le darwinisme ne faisait que transposer le capitalisme dans la nature. C’était confondre Darwin avec les émanations du « darwinisme social » (dues notamment à Herbert Spencer), qui dévoyèrent sa pensée.

Lorsque Darwin expose sa théorie anthropologique dans La Filiation de l’Homme en 1871, Marx et Engels l’ignorent. Malgré une lecture souvent pertinente, Pannekoek échoue lui aussi à pleinement saisir ses implications. Il ne parvient pas à se défaire d’une vision étroite du darwinisme, réduit au principe de la lutte pour l’existence – devenue artificielle avec la substitution des outils aux organes corporels. Ni à se débarrasser de la notion de rupture entre l’animal et l’homme, alors que Darwin enseigne précisément qu’il y a un continuisme de l’un à l’autre. Ce faisant, il passe lui aussi à côté de ses thèses sur les instincts sociaux, la sympathie ou l’origine de la morale. Et échoue à voir que les principes de Darwin s’étendent tout naturellement à l’évolution de l’espèce humaine.

Darwinisme et Marxisme, de Anton Pannekoek et Patrick Tort (Arkhê, 256 pages, 19,90 €).

Publié dans LE MONDE SCIENCE ET TECHNO du 18.02.2012

Présentation du livre sur le site des éditions Arkhê

le légendaire débat d’Oxford – Huxley VS. Wilberforce (part 1)

Si l’histoire est une reconstruction, celle du darwinisme n’a nulle raison d’y échapper. Cela lui fut d’ailleurs reproché, à juste raison, pour ce qui concerne l’un des épisodes les plus fameux de son histoire heurtée : le vif échange qui mit aux prises, le samedi 30 juin 1860, l’évêque d’Oxford Samuel Wilberforce et Thomas Henry Huxley.

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L’histoire de la querelle, maintes fois racontée, présente différents niveaux d’intérêt. Le premier est celui de l’échange verbal qui eut lieu entre les deux protagonistes ; l’idée selon laquelle  “l’homme descend du singe” en est la figure centrale. Le second est celui de ce que la légende construite autour de cet échange masque ou travestit, et qui est essentiel pour comprendre comment l’expression “l’homme descend du singe” va se propager. Le troisième – qui fera l’objet de la seconde partie  de cet article – est la figure de Huxley lui-même, qui n’est pas étrangère à cette diffusion tout au long des années qui suivirent la publication de L’Origine des espèces de Charles Darwin.

Extrait du webcomic Les histoires naturelles de Charles Darwin, de PiTer et Michnik (http://darwin.webcomics.fr/)

 Le singe à Oxford

Il y eut incontestablement entre Huxley et Wilberforce une altercation, mais quelle en a été la teneur exacte ? Il y a à peu près autant de débats d’Oxford différents que d’auteurs pour les relater. D’abord parce qu’il n’y eut pas de retranscription fidèle au moment des faits. Ensuite, inévitablement, parce que le camp d’Huxley, surtout, via son fils Léonard (1860–1933) dans la volumineuse biographie qu’il consacra à son père [1], mais aussi celui de l’antidarwinisme, se chargèrent de forger une légende conforme à leurs intérêts respectifs. Enfin, certainement, parce qu’il s’agit d’une bonne histoire, portée par un excellent dialogue.

 Puisqu’il convient de préciser les faits, on s’en tiendra aux principaux, qui ne souffrent guère de contestations. Le débat a pour cadre une conférence publique organisée par l’Association britannique pour l’avancement des sciences. Il a été demandé à un scientifique américain, le docteur John William Draper (1811–1882), de traiter des « mouvements d’idées en Europe en rapport avec les vues exprimées par M. Darwin » – un « discours-fleuve d’une heure qui, de l’avis de tous les témoins, fut mortellement ennuyeux » [2], résume Stephen Jay Gould. Une histoire de la réception du darwinisme en Angleterre ne serait pas complète sans la narration du débat d’Oxford, même si l’altercation entre Huxley et Wilberforce ne s’était pas produite. Car l’organisation même de cette conférence publique sept mois seulement après la publication de L’Origine des espèces témoigne en soi de l’agitation que causaient les idées de Darwin. Au demeurant, sept cents personnes (d’après tous les récits) s’étaient entassées dans la grande salle du musée zoologique d’Oxford alors que la température estivale incitait à de plus bucoliques occupations. En réalité, cette foule s’était plutôt massée pour profiter des talents d’orateurs de l’évêque d’Oxford Samuel Wilberforce (1805–1873), dit Sam l’onctueux (Soapy Sam), car il avait promis de pourfendre la théorie évolutionniste. À la fin du discours de Draper, Wilberforce prit la parole pour dire tout le bien qu’il pensait des idées de Darwin et apostropha Huxley.

You fuck my grandfather ? alternative versions

C’est là qu’on entre dans de plain-pied dans la légende. Car l’histoire de l’intervention de Wilberforce et de la réplique de Huxley a été magnifiée, au point qu’on peut la trouver sous plusieurs versions chez un même auteur. Chacun peut donc choisir celle qui lui convient le mieux. En voici deux relations, une brève et une plus détaillée, sous la même plume, celle de Dominique Lecourt.

D’abord la version courte.

« [Wilberforce] s’adresse au disciple de Darwin en ces termes : “Est-ce que c’est par votre grand-père ou par votre grand-mère que vous descendez du singe, Monsieur Huxley ?” Huxley répond : “Moi, je préfère après tout descendre du singe par ma grand-mère que des cendres d’un être humain dénué d’intelligence qui argumente sur la base de partis pris” [3]. »

Cette version plus « littéraire » maintenant ; l’intensité grimpe d’un cran :

« [Wilberforce] ne peut se retenir d’apostropher Huxley : « Monsieur Huxley, j’aimerais savoir : est-ce par votre grand-père, ou par votre grand-mère, que vous prétendez descendre du singe ? » L’interpellé saisit l’occasion : « Je prétends qu’il n’y pas de honte pour un homme à avoir un singe pour grand-père. Si je devais avoir honte d’un ancêtre, ce serait plutôt d’un homme : un homme à l’intellect superficiel et versatile qui, au lieu de se contenter de ses succès dans sa propre sphère d’activité, vient s’immiscer dans des questions scientifiques qui lui sont totalement étrangères, ne fait que les obscurcir par une rhétorique vide, et distrait l’attention des auditeurs du vrai point de la discussion par des digressions éloquentes et d’habiles appels aux préjugés religieux. » [4]

Tonalité différente, maintenant, avec cette narration par la partie antidarwiniste, tirée d’une « biographie » de Darwin qui ne s’embarrasse pas d’objectivité :

« Mais l’évêque anglican d’Oxford s’éleva avec vigueur contre un système qui niait aussi audacieusement les enseignements chrétiens. […] [L] ors d’une discussion publique avec le disciple Huxley, il demanda à ce fanatique de la descendance simienne, s’il prenait ses ancêtres parmi les singes ou les guenons : “Je l’ignore, répondit Huxley, mais cette parenté n’a rien qui me puisse choquer, car je préfère avoir pour aïeul un singe plutôt qu’un homme qui se mêle de résoudre des questions auxquelles il ne comprend rien”. La riposte était impertinente, mais ne prouvait rien ; l’évêque eut le bon esprit d’en rire. » [5]

Dernier exemple, avec une restitution parmi la bonne moyenne des versions fidèles selon Gould. Prêtez particulièrement attention à la dernière réplique d’Huxley :

« Une demi-heure durant, l’évêque avait parlé férocement, ridiculisant Darwin et Huxley, puis il se tourna vers Huxley, qui était, comme lui, à la tribune. Sur un ton sarcastique et glacial, il lui posa sa célèbre question : “Était-ce par son grand-père ou par sa grand-mère qu’il affirmait descendre du singe ?” [Huxley] contra vivement tous les arguments de Wilberforce. [...] Montant par degrés jusqu’au point culminant de sa réplique, il s’écria qu’il n’aurait point honte d’avoir un singe pour ancêtre, mais qu’il se sentait plutôt gêné de voir un homme brillant se perdre dans des questions scientifiques auxquelles il ne comprenait rien. Pour finir, Huxley dit qu’il préférerait avoir un singe comme ancêtre plutôt qu’un évêque, et la foule réagit immédiatement à cette charge. » [6]

 L’instrumentalisation d’une légende du darwinisme

« Avoir un singe pour ancêtre plutôt qu’un évêque ». Dans cette seule phrase, absente des trois premières versions citées et qui est minoritaire dans les récits les plus documentés, se lisent tous les enjeux d’une reconstruction a posteriori du débat d’Oxford. Elle participe de l’interprétation qui sera généralement retenue de l’altercation, et par extension du darwinisme et de l’évolutionnisme : une guerre entre la science et la religion.

L’innocence de Huxley n’est pas définitivement établie sur cet épisode précis. Il semble bien s’être contenté de dire qu’il préférerait un singe à un homme dévoyant ses talents d’orateur et non pas un singe plutôt qu’un évêque, réplique autrement moins subtile et ouvertement belliqueuse. Il s’est de plus élevé contre cette interprétation, en demandant à ce que soit révisée la biographie de Wilberforce écrite par le fils de ce dernier. Sans doute en pure perte s’il s’agissait de rectifier le sens général du débat, car bien d’autres détails pouvaient être interprétés dans le sens d’un affrontement volontaire entre raison et foi. Plusieurs versions évoquent notamment le fait que Huxley, pris à partie par Wilberforce, se serait réjoui de pouvoir lui répliquer et aurait, après avoir donné une tape sur le genou d’un voisin interdit, murmuré : « Le Seigneur me l’a mis entre les mains » – une scène qui n’est pas sans nous évoquer celle de l’avocat qui s’apprête à crucifier la partie adverse après l’avoir attirée dans ses filets…

S’ensuivent, au gré des récits, applaudissements pour Huxley (de la part des étudiants), moqueries à l’adresse de Wilberforce, et un tohu-bohu général devant cet affront à la religion :

« Un remue-ménage agita la salle qui grondait. Des hommes se dressèrent, protestant bruyamment contre cette insulte faite au clergé. Lady Brewster s’évanouit. L’amiral FitzRoy, l’ancien capitaine du Beagle, brandissait bien haut la Bible, criant par-dessus le tumulte que là était la véritable et incontestable autorité, et non pas chez ce serpent qu’il avait abrité sur son bateau. » [7]

Le débat d’Oxford, tel que va le fixer l’histoire « officielle » bâtie par les soutiens de Darwin, s’apparente plus à une foire d’empoigne entre adversaires irréconciliables qu’à un échange argumenté entre scientifiques.

Ce dévoiement est sans nul doute volontaire. Car le débat d’Oxford, le vrai, n’eut peut-être pas le retentissement qu’on lui a prêté. Il ne constitua sans doute pas non plus une « victoire » pour le camp évolutionniste. Et, pour finir, Huxley, tout « bull-dog » qu’il fût, ne fut pas le plus fort à japper.

 

Beaucoup de bruit pour rien ?

Il semble que, malgré l’assistance fournie, la presse ait peu prêté attention à l’affaire au moment où elle se produit. Stephen Jay Gould relève que,

« dans un pays qui avait une presse très vivante, offrant traditionnellement des reportages complets et détaillés […] le fameux débat se signale par le peu d’attention qui lui a été accordée. Le journal Punch, qui critiquait fréquemment Wilberforce, est resté muet au sujet de l’échange entre les deux adversaires » [8].

Seuls deux journaux firent un compte-rendu du débat : le Jackson’ s Oxford Journal et l’Athenaeum. Cette discrétion est en soi une indication que la victoire du darwinisme sur son adversaire religieux est au mieux relative. Mieux, certains témoignages s’aventurant à décréter un vainqueur penchent plutôt pour une victoire de Wilberforce. Stephen Jay Gould a par exemple exhumé une lettre de Balfour Stewart, qui « n’était pas un ecclésiastique aveuglé par sa foi, mais un scientifique réputé, membre de la Société royale et directeur de l’observatoire de Kew » [9]. L’auteur de la missive relate l’événement auquel il a assisté et conclut : « Je pense que l’évêque l’a emporté. » [10]

 

Hooker, la voix de son maître

Quel que soit le camp vainqueur, l’apostrophe de Wilberforce et la réplique de Huxley ne signifièrent nullement la fin des hostilités. D’autres interventions se succédèrent, et ce fut celle du botaniste Joseph Dalton Hooker (1817–1911), l’ami fidèle de Darwin (mais qui égara certains de ses fossiles…) qui fit réellement entendre la voix du darwinisme (au propre comme au figuré, car il semble bien que la voix de Huxley n’ait pas pu porter dans toute la salle auparavant). Hooker réfuta en détail l’argumentation de Wilberforce et l’accusa avec force de ne pas avoir compris la pensée de Darwin. Le compte-rendu de l’Athaneum consacre quatre fois plus de place à Hooker qu’à Huxley et laisse entende que c’est le botaniste qui fut le plus décisif. Il admit en effet avoir été conquis par les idées darwiniennes alors qu’il y était opposé au départ, après avoir constaté que ses propres observations la confirmaient. Cet argument souligné par différents témoins coïncida avec la fin du débat.

Lire la seconde partie : Huxley, profession bateleur

[1] Life and Letters of Thomas Henry Huxley (trois volumes), 1900
[2] S. J. Gould, « Le légendaire débat d’Oxford », in La foire aux dinosaures, Paris, Seuil 1993, p.478.
[3] D. Lecourt, Les enjeux idéologiques autour de la paléontologie humaine, http://www.cnrs.fr/cw/dossiers/Origine/index_intro.htm]
[4] Lecourt, L’Amérique de la Bible à Darwin, Paris, PUF, 2007.
[5] A. de Besancenet, Charles Darwin, Les Contemporains n° 11, 1892. Disponible en ligne sur http://www.a-c-r-f.com/documents/BESANCENET-Biographie_Darwin.pdf
[6] Tiré de l’ouvrage de Ruth Moore, Charles Darwin, Hulchinson, 1951, Cité par S. J. Gould, « Le légendaire débat d’Oxford », La foire aux dinosaures, Paris, Seuil 1993, p.479.
[7]Id.. Il s’agit d’une description reconstituée moyenne, pas celle que Gould considère comme proche des faits réels.
[8] Ibid., p.483.
[9] Ibid., p.482.
[10] Id. Le reste de la lettre rapporte l’échange entre Wilberforce et Huxley. Les termes sont moins agressifs que dans la plupart des restitutions livresques – mais aussi moins impressionnants sur le plan de la rhétorique ! : « Il y a eu un moment savoureux qu’il me faut absolument rapporter. L’évêque avait déclaré qu’il avait été informé d’une déclaration du professeur Huxley selon laquelle cela lui était égal de savoir que son grand-père était un singe ; eh bien, lui [l'évêque] n’aimerait pas aller au zoo et voir le père de son père ou la mère de sa mère sous les traits de quelque vieux singe. À quoi le professeur Huxley a répondu qu’il préférerait avoir pour grand-père un humble singe, bas dans l’échelle des êtres, plutôt qu’un homme intelligent et instruit utilisant tous ses talents à maquiller la vérité. »

 

William Jennings Bryan, progressiste & antiévolutionniste (le procès du singe #3)

Nous n’en avons pas encore tout à fait fini avec le procès du singe (lire les parties 1 et 2). Tout au moins avec William Jennings Bryan, l’homme à qui l’on doit, en définitive, cet épisode judiciaire épique, le premier d’une longue et douloureuse bataille contre la « science créationniste ». Pourquoi s’attarder sur Bryan ? Tout bonnement, car « sans lui, il n’y aurait jamais eu de lois antiévolutionnistes, ni de procès Scopes, ni de résurgence du créationnisme »1.



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Tir à vue sur les fripons darwiniens

Avant son offensive législative contre l’enseignement de la théorie de l’évolution, prélude au procès du singe, le mouvement créationniste n’est pas vraiment organisé aux États-Unis. C’est bien parce que William Jennings Bryan, haute figure de la vie politique américaine, décide de faire son dernier galop sur cette question que le créationnisme, en tant qu’entité structurée et influente, voit vraiment le jour. Bryan a résumé son combat public de la façon suivante :

« Si vous voulez être tout à fait exact, il faut que vous me représentiez avec un fusil de chasse à deux coups, un pour le fripon tentant de voler le Trésor, l’autre pour le darwinisme tentant de pénétrer dans les salles de classe. »2

Bryan en plein démonstration de sa fougue oratoire

Bryan n’a pas toujours été cet adversaire résolu du darwinisme. Il adopta initialement une attitude de neutralité, rétrospectivement surprenante, qui persista jusqu’à la Première Guerre mondiale. Dans un de ses célèbres discours, Le prince de la Paix, prononcé en 1904, il déclarait :

« Je ne suivrai pas la théorie de l’évolution aussi loin que certains le font ; je ne suis pas encore très convaincu que l’homme descende directement des animaux inférieurs. Je ne prétends pas vous chercher noise, si vous êtes un adepte de cette théorie. […] Bien que je n’accepte pas la théorie darwinienne, je ne me querellerai pas avec vous à son sujet. »3

Gâtisme ou fidélité ?

Comme le relève Stephen Jay Gould, la plupart des biographies consacrées à Bryan achoppent sur l’épisode Scopes et concluent à son incohérence dans un long parcours marqué par ailleurs du sceau du progressisme4. Avec l’âge et le poids de trois élections présidentielles perdues, venait le déclin. Il devait être inévitable que Bryan perdît de sa superbe et sombrât dans un ridicule que le redoutable chroniqueur H. L. Mencken se plut à stigmatiser :

Naguère il avait un pied à la Maison-Blanche, et la nation tremblait de ses rugissements. Maintenant c’est un pape de camelote de la zone Coca-Cola et un frère pour les tristes prédicateurs qui fabriquent des faibles d’esprit dans des abris de tôle, derrière les dépôts de chemin de fer. […] C’est à coup sûr une tragédie que de commencer la vie en héros et de la terminer en bouffon.5

Bryan ou l’évolution dans la continuité

En réalité, c’est par fidélité à ses idées progressistes que Bryan est parti en croisade contre l’évolution et lui-même plaçait son nouveau combat dans la lignée de ses démarches antérieures :

Il n’y a pas eu une seule campagne réformiste que je n’aie soutenue, ces vingt-cinq dernières années. Et je suis à présent engagé dans la plus grande bataille en faveur du réformisme que j’aie menée de toute ma vie. Je suis en train d’essayer de sauver le christianisme des tentatives qui sont faites pour le détruire.


Bonnes intentions et mauvaises interprétations

Le lien logique entre la tentative d’interdire l’enseignement de la théorie de l’évolution dans les écoles publiques et le progressisme peut aisément nous échapper aujourd’hui. Il existe pourtant.

Il faut pour le saisir avoir d’abord bien à l’esprit que l’attitude de Bryan à l’égard du darwinisme repose, comme souvent, sur de mauvaises interprétations. Dans son discours de 1904, Le prince de la Paix, Bryan exposait le mécanisme de la sélection naturelle tel qu’il l’avait reçu :

La théorie darwinienne présente l’homme comme ayant atteint son actuelle perfection par l’opération de la haine – de la loi impitoyable selon laquelle les forts s’élèvent au-dessus de la foule et exterminent les faibles. »6

Et tirait de cette mauvaise interprétation des conséquences logiquement fausses, synthétisée dans cette déclaration au sociologue E. A. Ross en 1906 :

« Une telle conception de l’origine de l’homme affaiblirait la cause de la démocratie, au profit de l’orgueil de classe et du pouvoir de la richesse.7

Bryan plaidant au procès Scopes

Ces sur ces bases erronées que Bryan part en guerre contre l’évolutionnisme pour lutter contre l’immoralisme supposé du darwinisme et en cela qu’il considère son combat comme progressiste.

Pour les fondamentalistes, la dimension « obscène » de la théorie de l’évolution est évidente hors de toute considération politique et sociale. En rabaissant l’homme au rang de l’animal, elle rompt le lien privilégié avec son Créateur. En lui infligeant le singe comme parent, elle lui ôte par là-dessus toute dignité. Cela n’a rien de très original et n’intéresse pas vraiment Bryan, qui va au-delà de la stricte réticence littéraliste : non seulement la théorie de l’évolution « ruine le fondement des valeurs qui se trouvent au principe de la Constitution des États-Unis, mais elle bafoue les plus sacrées de celles qui fondent la famille américaine »8, analyse Dominique Lecourt. La croisade antiévolutionniste de Bryan est celle d’une tentative de sauvegarde des valeurs d’une société qu’il juge attaquée sur ses bases. Le singe du procès Scopes est celui qui menace l’ordre établi (fondé sur la morale chrétienne), avant de menacer le dogme religieux.

La fracture de la Première Guerre

Dans l’époque de frictions qu’est l’après-Première Guerre Mondiale aux États-Unis, le discours de sauvegarde de Bryan trouve un réceptacle idéal. D’un côté une crise religieuse, morale et culturelle. De l’autre, la montée du modernisme et du libéralisme ainsi que la sécularisation progressive de la société. Pour les forces conservatrices, les désastres de la Première Guerre mondiale et de la révolution bolchevique sont interprétés comme des signes de décadence. À l’opposé du libéralisme destructeur, Bryan plaide pour l’équité et la justice à l’égard des agriculteurs et des ouvriers, réduits à la misère par des patrons poursuivant leur intérêt personnel sur un mode de lutte interprété comme darwinien. Cette collusion supposée du libéralisme économique et d’un darwinisme mal compris était déjà à l’œuvre avant la Première Guerre. De Besancenet évoquait par exemple « la loi naturelle des hommes qui, poussant à l’extrême les doctrines socialistes, en sont arrivés à demander l’anarchie, la liberté absolue pour l’homme, comme pour le singe son ancêtre. Tout à tous, rien à personne, de même que les cocotiers sont aux singes et la plus grosse noix à celui qui peut l’attraper. »10 Le contexte socio-économique des années 1920 ne fait qu’exacerber la politisation de la critique antidarwinienne.


caricature du serpent populiste Bryan avalant l’âne démocrate

Pour le peuple, contre Darwin et sans la science

Fidèle à ses idées progressistes, Bryan l’est aussi à la tradition populiste, dont il était une figure connue, et à laquelle il se réfère pour prôner la règle de l’opinion majoritaire contre toute imposition par les élites. Se référant à des études de l’époque, Bryan constate que le scepticisme croit avec le niveau d’éducation. C’est pour lui le darwinisme, avec son principe immoral d’individualisme et de domination, qui est la cause de cette faillite. Or une majorité d’Américains n’acceptent pas l’idée de l’évolution de l’homme. De quel droit une minorité d’intellectuels égoïstes met-elle à son profit les salles de classe pour promouvoir ses idées ? Pour Bryan, il est du devoir de chaque citoyen de choisir ce qui doit être enseigné à ses enfants :

« Ceux qui paient des impôts ont le droit de se prononcer sur ce qui est à enseigner [...] de donner des ordres ou d’écarter ceux qu’ils emploient comme enseignants ou directeurs d’école. [...] La main qui signe le chèque des salariés exerce le pouvoir sur l’école, et un professeur n’a pas le droit d’enseigner ce que son employeur juge inacceptable. »11


Versant dans l’anti-intellectualisme propre au populisme, Bryan agrémentait ses discours de formules semblant dénoter une totale ignorance des faits scientifiques élémentaires. Ainsi de la justification de la possibilité des miracles par une analogie absurde avec notre aptitude à continuellement défier la loi de la gravitation (dans son discours du
Prince de la paix)  :

« Est-ce qu’on ne triomphe pas de la loi de la pesanteur chaque jour ? Chaque fois que nous déplaçons un pied ou levons un poids, nous surmontons l’une des lois les plus universelles de la nature, et pourtant le monde n’en est pas pour autant troublé. »12

Comme le relève Stephen Jay Gould, Bryan ne peut avoir ignoré la réalité scientifique, mais la faisait passer après son exigence oratoire :

« Puisque Bryan prononça ce discours des centaines de fois, je suppose que des gens ont dû essayer de lui expliquer la différence entre lois et événements, ou de lui rappeler que, sans la gravité, chaque fois que nous soulèverions un pied, il risquerait de partir dans l’espace. J’en conclus qu’il n’en a pas tenu compte, et a maintenu cette phrase parce qu’elle faisait de l’effet. »13

Mauvaises lectures

Compte tenu de son état d’esprit, il n’est pas aberrant que Bryan ait abandonné toute posture critique à l’égard de deux ouvrages qui contribuèrent, selon ses dires, à forger sa conviction antidarwinienne et le « jetèrent dans son combat frénétique »14, bien qu’ils fussent des déformations flagrantes de la pensée de Darwin : Headquarters Nights, de Vernon L. Kellogg (1917), et The Science of Power, de Benjamin Kidd (1918).

« J’ai appris que c’était le darwinisme qui était à la base de cette odieuse doctrine, selon laquelle la force crée le droit, qui s’est répandue en Allemagne. »15 Bryan tira cette idée de la lecture Headquarters Nights, de Vernon Kellogg (1867-1937). Cet entomologiste contribua grandement à diffuser l’évolutionnisme aux États-Unis et jouissait d’une autorité incontestée en la matière. Affecté au grand quartier général allemand durant la Première Guerre, il assista aux conversations des officiers allemands, dont beaucoup étaient universitaires. Il fut scandalisé par leur propos qui justifiaient la guerre et prônaient la suprématie allemande au nom d’un travestissement, hélas répandu, du darwinisme (la « lutte pour la survie » et la « loi du plus fort »). Arrivé pacifiste en Allemagne, Kellog en repartit belliciste, mais la conséquence la plus néfaste de son expérience fut bien l’écho qu’obtint la publication de Headquarters Nights.

Benjamin Kidd (1858-1916), la deuxième référence de Bryan, était un écrivain anglais dont le livre Social Evolution (1894) était considéré comme un ouvrage de référence. The Science of Power paru à titre posthume, développait la même conception erronée du darwinisme que les militaires allemands en postulant que la lutte et le bénéfice individuel en étaient au cœur. Kidd, au contraire de Kellog, rejetait fermement ces principes, mais les postulats de départ des deux auteurs se rejoignaient. Leur lecture acheva donc de convaincre Bryan que la société ne pouvait être victorieuse qu’en retrouvant son âme chrétienne, abolie par le darwinisme destructeur.


Ce réexamen des motifs profonds de la croisade de Bryan à la lumière de ses convictions personnelles et de ses présupposés montre bien que ce n’est pas seulement par obscurantisme religieux que l’opposition au darwinisme s’est développée. Elle s’est trouvée aiguisée par la crainte de justifier toutes les horreurs du début XXe siècle. En votant une loi interdisant d’enseigner que l’homme descendait d’un animal inférieur, ce n’était pas seulement l’idée dégradante du singe en nous que certains rejetaient. C’était plus profondément celle d’un singe cupide, égoïste, immoral et préoccupé de son seul intérêt personnel. Celle d’un singe violent également (voir la brute).


1 S. J. Gould, « La dernière campagne de William Jennings Bryan », La foire aux dinosaures, Paris, Seuil 1993, p.519. La phrase complète ajoute : « ni une décennie de colères et de rédaction d’essais de la part de votre serviteur ». Cela ne dédouane pas Bryan de tout le reste, mais c’est au moins une consolation !

2 Cité par Ibid., p.520.

3 Cité par S. J. Gould, « La dernière campagne de William Jennings Bryan », La foire aux dinosaures, Paris, Seuil 1993, p.522.

4 Candidat démocrate, pacifiste et anti-impérialiste, Bryan n’avait rien d’un conservateur obtus et se trouva au premier rang pour la plupart des conquêtes progressistes de son époque : vote des femmes, élection des sénateurs au suffrage direct, impôt progressif sur le revenu.

5 Cité par S. J. Gould, Et Dieu dit : « Que Darwin soit ! », Paris, Seuil, 2000, p.141.

6 Ibid., p.144.

7 Id.

8Préface de D. Lecourt à S. J. Gould, Et Dieu dit : « Que Darwin soit ! », Paris, Seuil, 2000, p.13.

9 Cité par J. Arnould, Dieu versus Darwin, Les créationnistes vont-ils triompher de la science ? Paris, Albin Michel, 2009.

10 A. de Besancenet, Charles Darwin, Les Contemporains n° 11, 1892. Disponible en ligne sur http://www.a-c-r-f.com/documents/BESANCENET-Biographie_Darwin.pdf

11 Cité par S. J. Gould, « La dernière campagne de William Jennings Bryan », La foire aux dinosaures, Paris, Seuil 1993, p.525.

12 Ibid., p.522.

13 Id.

14 S. J. Gould, Et Dieu dit : « Que Darwin soit ! », Paris, Seuil, 2000, p.144.

15 Cité par Ibid., p.145.

le procès du singe (part 2 : contingences du militantisme)

La figure du singe devient avec le procès Scopes un enjeu de pouvoir évident, objet de représentations orientées et déformées (voir la première partie). La véritable histoire de cet épisode judiciaire est assez étrange. Le “procès du singe” fut en fait délibérément organisé… mais rien ne se passa comme prévu…

attention, lobbying actif

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Le procès du singe ne fut ni plus ni moins que le résultat d’une « pression législative organisée »1, comme l’analyse Dominique Lecourt. En effet, au cours des années vingt, « s’étaient regroupées autour du drapeau de l’évolution toutes les forces de l’Amérique yankee : théologiens libéraux, universitaires positivistes, hommes d’affaires « matérialistes » voués au culte du profit. »2 Cette croisade allait susciter un contrefeu puissant. Lorsque le républicain John Washington Butler dépose, le 21 janvier 1925, un projet de loi visant à interdire dans le Tennessee l’enseignement de « toute théorie qui nie l’histoire de la Divine Création, telle qu’elle est enseignée par la Bible, et qui prétend que l’Homme descend d’un ordre animal inférieur », ce n’est que l’une des quarante cinq actions, dans vingt États, déclenchées entre 1921 et 1929 par les créationnistes pour empêcher l’enseignement de l’évolution ! L’offensive est impressionnante et cible expressément l’enseignement – ce sera la tactique de toutes les attaques créationnistes à venir, aux États-Unis comme ailleurs dans le monde. Devant son ampleur, l’American Civil Liberties Union (ACLU), association pour la défense des droits civiques, va prendre les choses en mains et, littéralement, organiser le procès du singe.

 

Cherche cobaye pour procès, écrire au journal qui transmettra

Le plan de bataille de l’ACLU paraît infaillible : « tester l’efficacité répressive »3 du Butler Act en faisant inculper un enseignant pour sa non-application, afin de pouvoir porter l’affaire devant la Cour suprême des États-Unis pour qu’elle déclare la loi inconstitutionnelle (le juge local n’ayant pas cette compétence). L’ACLU n’a plus qu’à recruter un « cobaye » : elle va le faire par voie de presse (!) en s’engageant à fournir au candidat l’assistance d’un avocat – dont le rôle doit être minime, puisque l’on recherche une condamnation – et un soutien financier.

Thomas Scopes. Une belle tête de cobaye.

L’année scolaire achevée, Scopes, resté à Dayton « parce qu’il devait escorter « une jolie blonde » à quelque fête paroissiale »4, rencontre l’ACLU et se propose de jouer les boucs émissaires. Il n’a jamais abordé le sujet de l’évolution en classe mais a simplement donné aux élèves quelques pages du manuel offensant la loi à résumer en vue d’un examen alors qu’il remplaçait le professeur de biologie en titre quand ce dernier, qui était également directeur de l’école, tomba malade. Il déclarera plus tard qu’il s’agissait « juste une discussion de bistrot qui a ensuite échappé à [leur] contrôle »5. Car, à partir de là, rien ne va effectivement se passer comme prévu.

La condamnation acquise d’avance, l’ACLU cherche un procès rapide plutôt que le véritable barnum qui va envahir la petite ville fondamentaliste de Dayton, dont les habitants, eux, voient dans ce procès « une occasion inespérée de faire figurer leur petite ville « sur la carte ». »6 Le choix de Darrow comme avocat de la défense échappe également à son contrôle. Avocat à Chicago, symbole de la libre pensée et défenseur attitré des syndicalistes, Darrow venait de sauver de la peine capitale deux jeunes criminels homosexuels qui avaient horrifiés le pays par le meurtre gratuit d’un enfant – pas vraiment le profil de l’avocat discret recherché par la défense. Mais Bryan s’étant engagé pour la partie adverse, « l’offre de Darrow ne pouvait plus guère être repoussée »7. Le procès du singe qui devait être une formalité se transforme en combat de ténors du barreau monopolisant l’attention du pays tout entier !

 

Beuglements en Afghanistan

Qui de Darrow ou de Bryan est sorti vainqueur de cette joute oratoire ? La question appelle des réminiscences du débat d’Oxford (sur lequel le bLoug se penchera prochainement), pour lequel la postérité n’a pas retenu celui qui s’était effectivement le mieux fait entendre. Il semble que Bryan, que l’on présente souvent humilié, le fut moins par Darrow que par Dudley Field Malone, l’autre avocat de la défense. Avocat de la cause féministe, ce new-yorkais, catholique divorcé formait avec Darrow « le meilleur attelage pour hérisser et scandaliser le Sud moraliste et conformiste »8, selon l’expression de Lecourt. Par ailleurs, on a souvent écrit que Darrow avait poussé Bryan dans ses retranchement en l’appelant a témoigner en tant qu’expert de la Bible. Or, d’après Gould, Bryan se tira suffisamment bien de la tache pour ne pas se sentir gêné – d’autant qu’il n’avait jamais été strictement littéraliste. « Ce n’était donc pas une lamentable incohérence qu’auraient démasquée les questions implacables de Darrow. »9 Par ailleurs, ce témoignage, qui fut retiré du procès-verbal, eut lieu alors que le procès touchait à sa fin et que pratiquement tous les journalistes étaient partis…

dis, tu me prêterais pas ton éventail ? j'ai un peu chaud à beugler là...

H.L. Mencken se chargea, dans son style inimitable, de caractériser l’impact de l’intervention de Darrow: « le grand discours qu’a prononcé hier Clarence Darrow semble avoir eu exactement le même effet que s’il avait beuglé dans quelques défilé montagneux de l’Afghanistan. »10

 

Hasards sans nécessité

Le plus étrange dans le procès du singe est peut-être qu’il aurait pu ne jamais avoir lieu. D’abord parce que d’autres voies s’offraient pour contrer l’offensive créationniste – pour Stephen Jay Gould, le Butler Act aurait en effet pu « être rejeté sans grande difficulté si ses adversaires avaient pris la peine de s’organiser et de constituer un groupe de pression comme ils l’avaient fait l’année précédente dans le Kentucky »11 pour un projet du même type. Ensuite, parce qu’il se tint en dépit d’une accumulation invraisemblables de circonstances favorables, dont Gould a dressé la liste : ce fut une improbable suite de démissions politiques du Parlement et du gouverneur du Tennessee qui votèrent et ratifièrent un texte dont ils ne comprenaient pas l’enjeu en espérant que quelqu’un d’autre se chargerait de rectifier leur décision !

John Washington Butler. Ou comment légiférer sur un sujet qu'on ne connaît pas.

Bryan lui-même ne souhaitait pas cette loi et avait manœuvré sans succès pour qu’il n’y ait pas de peine prévue en cas d’infraction. Quant à Butler, à l’origine de la loi, il devait confesser plus tard : « je n’aurais jamais pensé que ma loi produise un tel tapage ! (…) Je ne savais absolument rien de l’évolution, lorsque j’ai abordé cette histoire. J’avais lu dans les journaux que des garçons et des filles rentraient chez eux de l’école en disant à leurs pères et à leurs mères que la Bible était pleine de non-sens. »12 Le recrutement de Scopes lui-même fut une sér ie de hasards : il devait quitter Dayton pour passer ses vacances en famille et n’était pas enseignant de biologie ; il avait simplement remplacé le titulaire, fondamentaliste bon teint qu’il aurait été bien difficile aux membres de l’ACLU de convaincre !

 

Une victoire à la Pyrrhus

Comme l’a relevé Stephen Jay Gould, l’issue véritable du procès a rarement été bien comprise. Au-delà des cas personnels de Darrow et de Bryan, le procès du singe pose de légitimes questions quant à ses conséquences sur les causes qu’ils défendaient. Pour le camp de l’évolutionnisme, la victoire médiatique souvent relevée n’est sans doute pas un motif de réjouissance suffisant à combler les défaites amères encaissées sur d’autres plans.

« En tant qu’opération de relations publiques, le procès Scopes peut être considéré comme une victoire pour notre camp »13, se réjouit Gould. Il eut effectivement un certain retentissement médiatique qui n’était pas flatteur pour les états de la Bible Belt. Même si l’évolutionnisme n’eut pas droit de citer lors des débats, car le juge avait récusé les scientifiques éminents convoqués par Darrow au motif que ce n’était pas l’évolution qui était en cause, ils produisirent malgré tout une masse de documents qui furent « reproduits dans tous les journaux du pays et que le juge accepta de faire figurer au dossier ! »14

Les conséquences juridiques et éducatives du procès du singe furent par contre assez désastreuses. L’anecdote est connue : Scopes fut condamné comme prévu, mais le juge lui infligea une amende de cent dollars… alors que la législation du Tennessee exigeait que toute amende supérieure à cinquante dollars soit fixée par l’ensemble du jury. Cette banale erreur de procédure mettait tout bonnement par terre la stratégie de l’ACLU, qui perdait toute possibilité de poursuivre l’affaire auprès des cours fédérales. D’une certain façon la défense payait la « starisation » : elle ne comptait « personne qui connût suffisamment la législation locale pour contester la décision du juge et réclamer une procédure appropriée »15. Le procès du singe était rendu inutile pour une erreur de procédure. Il aurait fallu faire rejuger Scopes, mais Bryan était décédé et ledit Scopes était passé à autre chose et s’était inscrit en doctorat de géologie à l’université de Chicago.

Cette bévue du juge explique que la loi soit restée en vigueur jusqu’en qu’en 1967. Elle fut même copiée en 1928 par l’Arkansas et doublée d’une loi l’année suivante sur la lecture quotidienne de la bible dans les écoles publiques !16 La situation persista jusqu’en 1968, date à laquelle Susan Epperson, enseignante de l’Arkansas, attaqua une loi semblable au Butler Act devant la Cour suprême. Le verdict d’inconstitutionnalité sur la base du Premier Amendement était enfin délivré, 43 ans après le procès du singe.

Certes, le Butler Act ne fut jamais appliqué. Mais doit-on vraiment sans réjouir ? Tant que la loi existait, elle restait une « arme contre un enseignement sérieux de la biologie »17 et eut à ce titre des conséquences assez insidieuses sur la diffusion de l’évolutionnisme dans les écoles américaines pour les décennies suivantes. Stephen Jay Gould fustige le rôle des éditeurs dans cette reculade généralisée : « Les éditeurs de manuels scolaires, qui sont les plus lâches de toute la profession, prirent presque tous peur, omettant de parler de la théorie de l’évolution ou bien la reléguant dans un petit chapitre en fin de volume. »18

Biology for beginners, éditions de 1921 et de 1926 ; Darwin semble avoir été digéré...

Certes, il semble bien qu’il y ait eu un avant et un après Scopes dans les manuels de biologie de l’époque. Pour Gould, on assista à un travail de sape auprès des éditeurs qui fut un beau succès pour le fondamentalisme créationniste, puisque les allusions à Darwin et les mentions de l’évolution, déjà peu nombreuses, furent supprimées des manuels. Gould cite l’exemple du livre à partir duquel Scopes prétendit avoir enseigné les idées évolutionnistes. Ce manuel, Civic Biology (ou plus exactement A Civic Biology: Presented in Problems), datait de 1914. Il fut expurgé et réédité en 1927 sous le titre New Civic Biology. Le terme évolution et les concepts qui y étaient associés disparaissaient dans la version après Scopes. Toutefois, Gould se trompe doublement en associant à la nouvelle édition de ce manuel le remplacement, sur le frontispice de l’ouvrage, d’une illustration du visage de Charles Darwin par un superbe schéma d’appareil digestif.  C’est un autre manuel qui est en cause dans ce tour de passe-passe : Biology for Beginners. Et, comme nous l’apprend le site textbookhistory.com, qui dissèque les ouvrages de biologie qui existaient au temps de  Scopes, Darwin avait déjà disparu en 1924, donc avant Scopes, au profit de Louis Pasteur… Les apparences peuvent donc être trompeuses (on soulignera aussi que les mentions de l’évolution pré-Scopes étaient systématiquement associées à l’eugénisme et n’étaient donc pas nécessairement bénéfiques)…

L’erreur de Gould n’enlève rien à la réalité du combat mené par l’anti-évolutionnisme sur le plan éditorial. Un autre manuel cité par Gould, Dynamic Biology, qui date de 1933, continue de mentionner l’évolution… mais au dos de l’ouvrage, et pour préciser : « Aujourd’hui la théorie de Darwin, comme celle de Lamarck, n’est plus admise »19! Terminons cet aperçu des dégâts occasionnés par la tournure malheureuse que prit le procès du singe par ce nouveau témoignage de Gould, plus tardif, qui montre la durée de l’ostracisme éditorial à l’égard de Darwin et de l’évolutionnisme :

« J’ai dans mes rayonnages un exemplaire du manuel qui était le mien en 1956 dans un lycée de New York, dont les professeurs, libéraux, n’avaient aucune réticence à enseigner la théorie de l’évolution. Ce manuel, Modern Biology, de Moon, Mann et Otto, dominait alors le marché et servait à la formation de plus de la moitié des lycéens américains. La théorie de l’évolution n’y occupe que 18 pages sur 662, lesquelles 18 pages constituent le chapitre 58 (sur 60) – le lecteur, se souvenant de ses années de lycée, comprendra immédiatement que la plupart des classes n’arrivaient jamais jusqu’à ce chapitre. Qui plus est, le texte ne mentionne nulle part le terme redouté d’« évolution » et désigne le darwinisme comme « l’hypothèse du développement racial ». Or la première édition de ce manuel – publié en 1921, c’est-à-dire avant le procès Scopes – présentait en couverture un portrait de Darwin (dans l’édition de 1956, un groupe de castors industrieux a remplacé le plus célèbre de tous les naturalistes) et contenait plusieurs chapitres où la théorie de l’évolution était présentée non seulement comme démontrée, mais comme constituant le fondement même de toutes les sciences biologiques.20

 

Celui qui trouble sa maison…

The Darwin club, illustration de Rea Irvin (1915) : les singes prennent leurs aises et “troublent la maison”

Inherit the Wind, titre de la fiction tirée du procès Scopes, est tiré de la Bible (Proverbes 11:29). En voici une des innombrables versions anglaises (King James) : He that troubleth his own house shall inherit the wind: and the fool shall be servant to the wise of heart. Soit : Celui qui trouble sa maison héritera le vent, et l’insensé sera l’esclave de l’homme sage.

A la suite de son procès, Thomas Scopes se garda de troubler à nouveau la maison… mais il n’hésita pas non plus à défendre la liberté de recherche et les droits des enseignants. Quant au singe, cet insensé, il n’avait pas fini de menacer la paix des foyers et l’ordre établi – ce que, en réalité, lui reprochait Bryan, mais cela fera l’objet d’une troisième partie…

 

 

 

1Voir le détail dans D. Lecourt, L’Amérique entre la Bible et Darwin, Paris, PUF, 2007, p.21-22.
2Préface de Dominique Lecourt à S. J. Gould, Et Dieu dit : « Que Darwin soit ! », Paris, Seuil, 2000.
3J. Arnould, Dieu versus Darwin, Les créationnistes vont-ils triompher de la science ? Paris, Albin Michel, 2009.
4Stephen Jay Gould, « Une visite à Dayton », Quand les poules auront des dents, Paris, Seuil, 1991.
5Id.
6Id.
7S. J. Gould, Et Dieu dit : « Que Darwin soit ! », Paris, Seuil, 2000, p.129.
8D. Lecourt, L’Amérique entre la Bible et Darwin, Paris, PUF, 2007, p.24.
9Stephen Jay Gould, « Une visite à Dayton », Quand les poules auront des dents, Paris, Seuil, 1991.
10Id.
11Id.
12Cité par J. Arnould, Dieu versus Darwin, Les créationnistes vont-ils triompher de la science ? Paris, Albin Michel, 2009.
13Stephen Jay Gould, Op. cit.
14Id.
15S. J. Gould, Et Dieu dit : « Que Darwin soit ! », Paris, Seuil, 2000, p.130.
16D’après J. Arnould, Dieu versus Darwin, Les créationnistes vont-ils triompher de la science ? Paris, Albin Michel, 2009.
17S. J. Gould, Et Dieu dit : « Que Darwin soit ! », Paris, Seuil, 2000, p.131.
18Id.
19Cité par J. Arnould, Dieu versus Darwin, Les créationnistes vont-ils triompher de la science ? Paris, Albin Michel, 2009.
20 D’après S. J. Gould, Et Dieu dit : « Que Darwin soit ! », Paris, Seuil, 2000, p.132.