comme un poisson dans la gadoue (hs#22 MUDHONEY, Mudride)

Une lecture particulièrement attentive du titre vous aura sûrement alerté. Nous allons parler de boue. Des volcans de boue ? De bains de boue pour la peau ? De catch dans la boue ? Hmm, non. Simplement d’un animal aux conditions d’existence particulières, j’ai nommé le périophtalme, plus connu outre-Atlantique sous le sobriquet de mudskipper


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Pour introduire ce sujet vaseux dont le headbanging science raffole,  personne de mieux placé que Mudhoney. Ce pionnier du grunge, formé à Seattle en 1988, a sorti sur le mythique label Sub Pop un EP, Superfuzz Bigmuff, puis un premier album éponyme, deux fulgurances fondatrices du  genre qui restent aujourd’hui des chefs d’œuvre auprès desquels Nirvana fait pâle figure.

Les voici en 2007 dans un line-up remanié interprétant l’hypnotique Mudride ; ils ne sont pas fatigués, c’est juste le morceau qui est lent :

Take you down to the dirt

Drag you through the mud
Drag you through the mud
Got a trip for two on a one-way ride
I’ll take you anywhere, there’s no place to hide
Oh

… suinte le chanteur Mark Arm. C’est un peu le programme de ce qui va suivre. La ballade s’effectuant en compagnie d’un guide vraiment original, le périophtalme, ou mudskipper. Celui-là, on dirait que ça ne le gêne vraiment pas de marcher dans la boue :

Les mudskippers appartiennent à à une sous-famille très spécialistée dee gobies, les Oxudercinae, chez qui l’on dénombre 32 espèces, dont 18 du genre des Periophthalmus (le français ‘périophtalme’ faisant  l’économie d’un ‘h’).

Les capacités d’adaptation à une vie amphibie des périophtalmes leur ont valu l’attention des naturalistes dès le 17e siècle et de premières descriptions scientifiques dès le début du 18e siècle (dont certaines de la main de Cuvier). On les trouve un peu partout dans la bande des tropiques, où ils évoluent dans les écosystèmes de marais marins que constituent les mangroves.

Parmi les étranges caractéristiques des mudskippers figurent leur faculté de respirer hors de l’eau.

Comme les salamandres ou les grenouilles, ils disposent d’un système de respiration cutanée qui leur permet d’assimiler l’oxygène et d’évacuer le CO2 à travers la peau. D’autres échanges gazeux s’opèrent par la bouche et par la gorge, qui sont larges, humides et capillarisés, un peu comme des poumons. En aspirant de l’air, ils peuvent par ailleurs obturer leurs branchies grâce à des valves afin de les maintenir dans l’eau. Ces différents systèmes combinés sont tellement efficaces que certaines espèces ne peuvent plus vivre dans l’eau sans être obligées de respirer de l’air en surface, sous peine de suffoquer !

Aussi étonnant que cela puisse paraître, d’autres poisons ont mis en place des moyens encore plus sophistiqués que le mudskipper pour respirer hors de l’eau (l’excellent SSAFT vous propose un petit bol d’air en compagnie de ces poissons amphibies). Comme le résume Richard Dawkins dans le fous qu’il consacre au périophthalme dans Il était une fois nos ancêtres : une histoire de l’évolution, ce trait n’est donc pas si original que cela :

Le groupe des téléostéens comporte une telle diversité de morphologies et de comportements qu’il faut s’attendre à ce que certains rejouent des épisodes du parcours des poissons pulmonés et quittent l’eau pour la terre ferme.

D’un point de vue évolutif, les chercheurs estiment même que le mudskipper doit moins son succès à ses facultés de respiration qu’à des traits anatomiques, physiologiques et comportementaux particuliers, dont ses capacités de déplacement dans la boue (et quiconque s’est tapé un festival sous la pluie saura ce qu’il en est).

Il peut ainsi passer une bonne partie de son temps hors de l’eau à patauger dans la gadoue en rampant sur ses nageoires pectorales ou en effectuant des petits sauts : il est capable de sauter plus de 50 cm en arquant son corps latéralement puis en se redressant brutalement, ce qui lui vaut ses noms vernaculaires de mudskipper (« sauteur de vase »), « poisson-grenouille » ou poisson-kangourou ». Par ailleurs, il peut escalader les racines des arbres et creuse dans la vase des terriers (c’est une manie chez les gobies, ce sont un peu l’équivalent des chiens terriers chez les poissons), dans lesquels il continue à respirer… de l’air.

Ces aptitudes à la reptation, à la glissade et au saut dans la boue, combinées à une excellente vision panoramique et à des capacités auditives surprenantes hors de l’eau (il réagit à des bruits tels que le bourdonnement des mouches !), lui permettent d’échapper aux prédateurs ; cette vidéo le montre déambulant tranquillement parmi des pinces de crabe trop entreprenantes :

Parfois, hélas, il y a un lézard. Et ça se termine mal :

En dehors de ces problème de voisinage, le mudskipper a d’autres petits soucis à gérer. A commencer par la pollution de son milieu naturel la mangrove – à moins que ce ne soit du sadisme des chercheurs….

L’un deux s’est en effet efforcé de démontrer la toxicité du gasoil sur l’infortuné Periophthalmus koelreuteri en plongeant une poignée de représentants de cette espèce dans des récipients remplis de différentes fractions hydrosolubles de carburant et en observant les effets à 24, 48, 72 et 96h, parvenant sans coup férir à tuer une bonne partie de ses spécimens au bout du protocole, comme l’indique le tableau suivant :

La conclusion du chercheur est la suivante : bien que les mudskippers soient connus pour être amphibies et qu’ils aient la capacité de respirer à travers la peau et la doublure de la bouche et de la gorge, le taux de mortalité observé dans l’étude est une indication de l’obstruction de ces structures respiratoires par la présence du gasoil dans ses eaux saumâtres favorites. (Une autre hypothèse, selon moi, est qu’il a pris par mégarde des modèles essence…) (l’étude est consultable en ligne)

Il en déduit, fort justement, que des efforts doivent être entrepris pour protéger le précieux écosystème de la mangrove de la pollution par les hydrocarbures – en l’occurrence dans le Delta du Niger, mais on peut aussi faire un petit coucou à Deepwater Horizon et saluer le coup d’arrêt aux forages de Shell en Guyane où se trouve la plus grande barrière de mangrove du monde….

La morale de l’histoire du périophtalme, c’est qu’on a beau présenter tous les traits d’une parfaite adaptation au milieu, rien ne garantit la réussite à coup sûr. Mudhoney pourrait en témoigner. Car s’il existe un palmarès des cocus du rock, ce groupe y est sûrement en bonne place. Fondé sur les ruines de Green River (d’où seront issus des Pearl Jam…), il ne connut jamais le succès commercial et fut éclipsé par celui de Nirvana, accumulant des albums de moins en moins glorieux jusqu’à tomber dans l’oubli.

Aujourd’hui, Mudhoney (sur)vit toujours. Respirant avec peine quelque part dans le terrier boueux d’une niche musicale menacée. Peut-être Mark Arm s’est-il mis à l’aquariophilie.

 

Pour en savoir plus sur le mudskipper, le site de Gianluca Polgar(http://www.themudskipper.org/), un chercheur italien de l’Institute of Biological Sciences de Kuala Lumpur, en Malaisie, qui en a fait son principal sujet de recherche, et dont sont tirées certaines informations et illustrations de ce billet.

la brute (part 2 : l’homme criminel de Lombroso)

Suite de l’article consacré aux représentations du singe en brute lubrique, avec la théorie de l’homme criminel de Cesare Lombroso.

Conjuguée à l’évolutionnisme, la représentation du singe comme brute a accouché de concepts pour le moins regrettables, dont les conséquences ne furent malheureusement pas limitées à la sphère des idées  mais affectèrent, en pratique, des êtres humains. Leur seul tort : être affligés de traits un peu trop proches de ceux de leurs ancêtres simiens. Parmi ces théories, celle de « l’homme criminel », développée, par le médecin italien Cesare Lombroso (1835-1909).

Lombroso et sa théorie de l’homme criminel ont leur musée à Turin – pas une fierté pour tous comme l’indique ce tract

Lombroso agrémenta d’une couche clairement évolutionniste les théories biologiques de la criminalité courantes en son temps. Il exposa ses vues dans Uomo delinquente (L’homme criminel), paru en 1876.Selon lui, les délinquants nés étaient en substance des singes vivant parmi nous. Non pas des fous ou des malades, qui ne seraient criminels que de circonstance, mais de véritables cas de « régression » à un niveau antérieur. Ces malchanceux naissaient avec une proportion un peu trop élevée pour la paix sociale de caractéristiques primitives et simiesques, demeurées dans leur patrimoine et héritées de leurs ancêtres singes. Évidemment, il n’était pas question de pouvoir guérir ces tares puisqu’elles étaient consubstantielles aux criminels qui en étaient affectés. Un juriste écrivant à Lombroso résumait ce qui devait, de façon logique et sinistre, découler de cette vision des choses : « Vous nous avez montré des orangs-outans lubriques et féroces qui ont figure humaine. Il est évident qu’en tant que tels, ils ne peuvent se conduire autrement. S’ils violent, tuent et volent, c’est en raison de leur nature et de leur passé, mais il n’en faut pas plus pour les détruire après avoir acquis la certitude qu’ils resteront des orangs-outans. »[8]

Stephen Jay Gould a consacré une partie de son indispensable ouvrage La Mal-Mesure de l’homme au cas de Cesare Lombroso, dans le chapitre bien nommé Le singe en quelques-uns d’entre nous : l’ anthropologie criminelle.[9]Son essai Le délinquant est une erreur de la nature ou le singe qui sommeille en nous [10] aborde la même question. Je me tiendrai ici aux points exposés dans ces deux textes qui concernent plus spécifiquement les singes.

La théorie de l’homme criminel exerça une très forte influence sur les sciences de la fin du XIXe siècle, qui vit par exemple la création de la discipline de l’anthropologie criminelle. Lombroso, qui avait tenté sans réussite de découvrir des différences anatomiques entre des criminels et des déments, a raconté comment il fut saisi d’une intuition subite en examinant le crâne d’un célèbre brigand et en y voyant soudain « une série de caractères ataviques rappelant plus un passé simien qu’un présent humain. »[11] Cette subite révélation guida tout le travail du médecin italien, qui se mit à traquer les signes manifestes de la souillure ancestrale, grâce auxquels on allait pouvoir identifier les criminels nés de façon infaillible.

violence en réunion chez les castors

En préalable à cette recherche de caractères simiens, Lombroso devait bien sûr faire la preuve que les inclinations naturelles des animaux inférieurs étaient elles-mêmes criminelles. Cette condition constituait en effet la clé de voute de l’édifice qu’il se proposait de construire : « si certains hommes ressemblent à des singes et que ces derniers [sont] gentils, le raisonnement s’effondre », relève Stephen Jay Gould [12] On s’en doute, dans un tel contexte, Lombroso ne put faire autrement que de céder à un laisser-aller méthodologique coupable. Gould parle de « ce qui doit être la plus ridicule démonstration d’anthropomorphisme qui ait jamais été écrite ».[13]

Qu’on en juge. Dans son étude sur le comportement criminel des animaux, Lombroso appela par exemple au secours de son propos : une fourmi piquée d’un accès de rage mettant en pièces un puceron, une cigogne adultère assassinant son mari avec l’aide de son amant, une troupe de castors, que l’on pourrait accuser de violence en réunion, liguée pour massacrer un congénère isolé. Et pour étayer plus solidement, Lombroso alla même jusqu’à  assimiler à un crime les habitudes alimentaires des insectes dévorant certaines plantes !

et conduite sans permis, en plus

Au sujet des singes, Lombroso rapportait par exemple les forfaits suivants (Cesare Lombroso, L’homme criminel, 1887, accessible en ligne) :

  • VOL : “Le Cercopithecus monas est un véritable filou. Tout en recevant vos caresses, il glisse ses mains dans vos poches, vous vole et cache les objets volés dans les draps, dans les couvertures.”
  • ESCROQUERIE : “Un chimpanzé malade avait été nourri avec des gâteaux ; quand il fut rétabli, il faisait souvent semblant de tousser pour se procurer ces friandises.”
  • MEURTRE PAR ANTIPATHIE : “Il y a des femelles qui ont une aversion invincible pour les individus de leur espèce et de leur sexe. Cela s’observe, par exemple, chez les singes anthropomorphes et surtout chez les Orangs-outans, dont les femelles traitent leurs semblables avec une animosité instinctive, les battent et arrivent même jusqu’à les tuer.”
  • CANNIBALISME ET INFANTICIDE : “Parmi les singes, les femelles des Ouistitis mangent quelquefois la tête à un de leurs petits ; elles écrasent aussi leurs petits contre un arbre quand elles sont lasses de les porter.”

méthode et stigmates

Le caractère criminel des animaux inférieurs une fois établi, Lombroso peut se lancer dans l’énumération des stigmates anatomiques de l’homme criminel. Gould relève que l’erreur méthodologique principale de Lombroso consiste à confondre les variations normales d’un caractère donné à l’intérieur d’une population et les différences de valeur moyenne pour ce même caractère entre les populations, alors qu’il s’agit de phénomènes biologiques tout à fait distincts (et d’un problème statistique élémentaire). Gould prend cet exemple : « La longueur du bras varie chez les humains et il est normal que certaines personnes aient de plus longs bras que d’autres. Le chimpanzé moyen a le bras plus long que l’humain moyen, mais cela ne signifie pas qu’un humain possédant un bras relativement plus long que la moyenne est génétiquement similaire aux singes. »[14] Pourtant, c’est ce que Lombroso conclut.

Parmi les stigmates simiens, Lombroso recense, d’après Gould   :

« l’épaisseur du crâne, le développement disproportionné des mâchoires, la prééminence de la face sur le crâne, la longueur relative des bras, les rides précoces, l’étroitesse et la hauteur du front, les oreilles « à anse ou charnues », l’absence de calvitie et les cheveux plus épais et hérissés, la peau plus brune, une plus grande acuité visuelle, la sensibilité considérablement diminuée et l’absence de réaction vasculaire (rougeur). Au cours du Congrès international d’anthropologie criminelle de 1896, il soutint même que les pieds des prostituées étaient souvent préhensiles comme chez les singes (gros orteil nettement séparé des autres). »[16]

La liste est impressionnante. Elle souligne bien une chose : la ressemblance entre l’homme et les singes n’a jamais cessé  de nous frapper et de nous inciter à en dresser le catalogue. Tantôt pour insister sur ce que nous avons de commun, tantôt pour ne retenir que ce qui nous différencie. Et dans les deux cas, toujours au détriment du singe. S’il s’agit ici de débusquer les ressemblances, c’est uniquement pour mettre à mort la brute et préserver la société de ses éléments dangereux.

face de limande

Pour en finir avec Lombroso sur une note moins sinistre, on s’amusera de son zèle qui le poussa à hasarder des similitudes avec des créatures morphologiquement et évolutivement plus éloignées de nous : lémuriens, rongeurs, porc, bovins, lamantins… et même poissons plats tels la limande ! L’asymétrie faciale de certains criminels ne ressemblait-elle pas à ces poissons dont les deux yeux sont placés du même côté du corps ? L’histoire ne dit pas quel crime les limandes avaient pu commettre, mais il devait être terrible pour qu’elles s’aplatissent ainsi…


[8] Cité par S. J. Gould, “Le délinquant est une erreur de la nature ou le singe qui sommeille en nous”, in Darwin et les grandes énigmes de la vie, Paris, Seuil

[9] S. J. Gould, La Mal-Mesure de l’homme, Paris, Odile Jacob, 2009, p.159.

[10] S. J. Gould, “Le délinquant est une erreur de la nature ou le singe qui sommeille en nous”, in Darwin et les grandes énigmes de la vie, Paris, Seuil

[11] S. J. Gould, La Mal-Mesure de l’homme, Paris, Odile Jacob, 2009, p.160.

[12] Ibid., p.161.

[13] Id.

[14] Ibid., p.165.

[16] Id.

 

le Mékong ne passera pas par les barrages – part#3

La construction de barrages sur le cours principal du Mékong est provisoirement gelée… bonne nouvelle pour la biodiversité (1ère partie) mais aussi pour la pèche et l’agriculture (2ème partie)… D’autres arguments peuvent-ils justifier  l’existence de projets si risqués ?

Un argument énergétique peut-être ? Comme le rappelle Émeline Hassendorfer de l’association Entre Deux Eaux, « Un barrage peut avoir d’autres finalités que la production électrique : régulation des flux, irrigation, apports d’eau potable, ou même barrière anti-sel comme ce serait le cas dans le delta du Mékong, sujet à ce problème ». Mais dans ces projets, seule la production hydroélectrique semble véritablement entrer en ligne de compte.

A première vue, les chiffres ne sont pourtant guère impressionnants : une capacité de 14 000 mégawatts, correspondant à une production annuelle de 66 000 gigawatts, cela ne représenterait qu’entre 6 et 8 % des besoins en énergie des quatre pays riverains à l’horizon 2025. De quoi peser lourd dans la balance ?

Plus qu’il n’y paraît. D’abord parce qu’il s’agit d’énergie renouvelable (ce qui intéresse des nations très dépendantes des énergies fossiles), mais aussi et surtout parce qu’elle profiterait essentiellement au Laos et au Cambodge, deux pays économiquement nains et énergétiquement démunis par rapport au Vietnam et surtout à la Thaïlande (34ème puissance mondiale). Alors que la Thaïlande fait état d’une couverture électrique de 95 % de sa population, le Laos n’atteint que 60 %, et le Cambodge, lui, n’a même pas de véritable couverture nationale. On s’en doute, ce sont les régions rurales les plus défavorisées en matière d’accès à l’énergie, et parmi celles-ci, les populations riveraines du fleuve. Un point commun aux quatre pays, leur demande en électricité a crû de 8 % par an ces dernières années, portée par une croissance soutenue. Cela n’est pas près de s’arrêter : la zone prévoit un taux de croissance annuel moyen d’au moins 5 % jusqu’en 2030 ! y compris pour la Thaïlande, alors que ce pays est déjà beaucoup plus avancé que ses voisins.

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Les besoins énergétiques justifient-ils pour autant la construction de barrages sur le Mékong ? Pour le Cambodge, très certainement, car le pays n’a que peu d’alternative pour satisfaire à sa demande nationale d’énergie. Le Laos, lui, pourrait faire l’impasse sur cette nouvelle source d’approvisionnement : son potentiel hydroélectrique sur les affluents est suffisamment conséquent, construire sur le cours principal du fleuve lui rapporterait au mieux un peu plus de devises à l’export. Pour le Vietnam et la Thaïlande, déjà producteurs d’une énergie abondante et relativement peu chère, les barrages sur le Mékong ne changeraient pas fondamentalement la donne, ni en termes de coût ni en termes de sécurité d’approvisionnement.

un jackpot trompeur

Au-delà de la satisfaction des besoins énergétiques nationaux, les barrages pourraient rapporter entre 3 et 4 milliards de dollars de recettes par an en 2030. En théorie, une manne providentielle pour investir dans le développement social et économique et réduire la pauvreté : c’est là l’argumentaire-type en faveur de tout projet de la sorte, mais c’est un raisonnement à courte vue, comme le décrypte le rapport de la MRC. En réalité, les ouvrages sur le Mékong contribueraient à renforcer les inégalités. A court et moyen terme, la pauvreté serait encore aggravée, en particulier chez les populations démunies dans les zones rurales et urbaines riveraines – les barrages, ce sont avant tout les promoteurs, les financiers et les gouvernements hôtes qui en récolteraient les fruits. L’inégalité vaut aussi entre pays. Le Vietnam et le Cambodge risqueraient de subir des pertes nettes, au moins dans un premier temps. Tout simplement parce que l’essor d’un secteur de l’économie (ici l’énergie) peut se faire au détriment d’autres secteurs, non moins vitaux (en l’occurrence, la pèche et l’agriculture). Au Cambodge, l’économie de la pèche, primordiale pour le pays, serait particulièrement mise à mal par les barrages. Au Vietnam, ce sont les populations du delta du Mékong, qui vivent d’une riziculture extraordinairement productive, qui seraient touchées. Seul le Laos devrait finalement bénéficier d’une croissance économique significative grâce aux barrages… mais non sans risque, puisqu’elle s’assortirait d’effets inflationnistes et d’une dégradation du taux de change qui pénaliserait le marché des biens de consommation, vecteur de réduction de la pauvreté…

Tableau toujours très en demi-teinte en matière d’emploi puisque les effets devraient se limiter à la période de construction et que la main d’œuvre, notamment qualifiée ou semi-qualifiée, ne pourrait être fournie localement. Plus généralement, plus de la moitié des ressources, quelles soient humaines ou techniques (ingénierie, équipement…), devraient être importées, seule la Thaïlande étant à même de manufacturer certaines pièces hydrauliques, par exemple.

Au final, les gains paraissent minces, les risques réels. Mais le bilan exact reste difficile à poser. Tout simplement car, comme le reconnaissent eux-mêmes les experts, « Les coûts sociaux et écologiques de ce type de projet ne peuvent être abordés par les instruments économiques classiques ». En d’autres termes, il est peu probable, voire impossible, que l’on arrive à chiffrer de manière réaliste les mesures nécessaires de protection de l’environnement et des populations.

le poids de la fierté nationale

La vision traditionnelle des barrages  en fait un moyen de choix pour la construction et le développement d’une nation. Propagée par une industrie barragière prospère, cette vision réductrice a de quoi convaincre les gouvernements, séduits par l’idée que les investissements étrangers puissent revenir à long terme, “sans frais”, à leur économie nationale.

Pour son développement, le Laos a ainsi misé sur l’hydro-électrique, avec l’ambition de devenir la « pile » de l’Asie du Sud-Est. Mis en service en mai et tout juste inauguré, l’ambitieux barrage de Nam Theun 2 illustre bien cette politique et préfigure très probablement ce qui sera en jeu si les barrages sur le Mékong voient le jour. Pour le pays (l’un des plus pauvres du monde), son coût de 1,3 milliards de dollars est exorbitant, mais il est compensé par la perspective de bénéfices à terme. Pour les villageois démunis, l’accès à l’électricité est le prélude à de meilleures conditions de vie : installations sanitaires, eau potable, routes praticables en toutes saisons permettant un meilleur accès aux écoles et aux soins de santé… Un bilan flatteur mais qui pourrait être trompeur car il évacue la question de la durabilité. Il s’agit de communautés, qui dépendaient autrefois des ressources naturelles (forêt, poissons) que les barrages ont rognées ou annihilées. Quels moyens de subsistance durables vont-elles pouvoir substituer à ces ressources naturelles définitivement perdues ?

Nam Theun 2 pose une autre question, celle des affluents du Mékong. Les barrages sur le cours principal du fleuve constituent en fait l’arbre qui cache la forêt : ce ne sont pas moins de 88 projets qui sont prévus d’ici à 2030, tous les autres concernant des affluents. Dans les scénarios élaborés par les experts de la MRC il ne semble pas y avoir place au doute : ces barrages secondaires se construiront, au moins pour partie. Mais même en nombre, ils seraient un moindre mal puisqu’ils devraient avoir des répercussions négatives limitées tout en contribuant significativement aux besoins énergétiques de la zone. Ce qui souligne en creux la très relative nécessité des ouvrages sur le cours principal du fleuve.

Les poissons-chats géants du Mékong ont donc gagné un sursis de 10 ans. Que vaut cette décision sachant que les pays de la région ne sont pas tenus de respecter les recommandations de la MRC ? Selon Émeline Hassendorfer, même si tout n’est pas optimal dans leur coopération, les quatre pays membres « reconnaissent que la MRC est l’organe qui gère le fleuve et s’en remettent entièrement à elle ». Du reste, les règles de fonctionnement de la commission traduisent une « réelle volonté d’égalité entre les membres et toute décision de construction sur le cours principal du fleuve requiert le consensus des quatre pays ». Dans ces conditions, difficile d’imaginer le Laos, qui a le plus à gagner, faire cavalier seul et mettre à bas tous les efforts de concertation régionale pour produire une électricité qu’il lui faudrait de toute façon revendre à ses partenaires…

Si problème de coopération transfrontalière il y a, c’est en amont qu’il faut le chercher. La Chine, qui n’est pas membre de la MRC mais collabore avec elle en tant qu’observateur, a ses propres projets de barrages sur le Haut-Mékong. Certains sont déjà opérationnels. Et ils n’ont pas manqué de faire polémique lorsque, au printemps dernier, le niveau du fleuve au Laos et dans le nord de la Thaïlande a atteint son plus bas depuis 50 ans, occasionnant une grave sécheresse et des remous diplomatiques sérieux. La situation s’est depuis apaisée. De là à ce que la Chine suspende à son tour ses projets pour 10 ans ?

le Mékong ne passera pas par les barrages – part#1

Compte tenu des risques pour les écosystèmes et surtout pour l’avenir social et économique des populations riveraines du Mékong, la construction de barrages sur le cours principal du fleuve est provisoirement gelée.

1ère partie

On a du mal à imaginer à quoi peut ressembler le « ouf » de soulagement d’un poisson-chat géant de 3 mètres de long et pesant 350 kilos… mais on a pu entendre assez distinctement celui des défenseurs de cet emblème de la biodiversité lorsqu’il a été décidé, en octobre dernier, de suspendre les projets de barrages sur le Mékong pour une période de dix ans.

Cette décision constitue la recommandation essentielle d’un rapport d’experts rendu public par la Commission du fleuve Mékong (MRC), organe consultatif intergouvernemental regroupant la Thaïlande, le Laos, le Cambodge et le Vietnam. Ce rapport examinait en détails les avantages, coûts et impacts de la construction projetée de douze barrages hydroélectriques dans la zone dite du Bas-Mékong (la partie inférieure du fleuve), jusqu’alors exempte de tout barrage sur le cours principal.

293 kg de poisson-chat

Il est des raisons évidentes de se réjouir de cette décision. D’abord parce que l’ensemble de la région constitue un réservoir d’espèces impressionnant. Navire-amiral de la biodiversité, le poisson-chat géant traîne ainsi dans son sillage une véritable cour des miracles : un poisson-vampire, un autre qui joue les aspirateurs, une grenouille qui chante, un oiseau chauve, et une orchidée carnivore pouvant atteindre la bagatelle de sept mètres de long. En tout, 145 nouvelles espèces ont été répertoriées dans le Mékong en 2009, un taux de découvertes quasiment sans égal dans le monde.

une légende laotienne veut que les poissons-chats géants se rassemblent chaque année dans une grotte et décident quels poissons migreront vers le nord pour pondre et quels poissons devront se sacrifier aux pécheurs

Les barrages font peser une menace réelle sur la biodiversité : ils perturbent ou détruisent des habitats naturels et fragmentent les écosystème, empêchant les migrations d’espèces aquatiques. Mollusques, amphibiens et oiseaux seraient fortement impactés, ainsi que les tortues, les crocodiles, les loutres, ou encore le dauphin du Mékong, avec à la clé, pour certaines espèces endémiques, une extinction totale.

La situation est sans doute encore plus préoccupante pour les poissons. Avec 781 espèces actuellement recensées, le Mékong constitue le deuxième réservoir de biodiversité au monde pour les poissons, après l’Amazone. Les experts mandatés par la MRC estiment que 50 % des espèces de poissons pourraient disparaître dans certaines zones. Émeline Hassenforder, présidente de l’association Entre Deux Eaux, a pour sa part analysé différents projets de coopération transfrontalière autour de l’eau. Au sujet du Mékong, elle souligne le rôle important joué par le lac Tonlé Sap, au Cambodge : « Pendant la saison sèche, l’eau s’écoule du lac et vient alimenter le fleuve. Pendant la saison des pluies, le flux s’inverse et le lac triple en taille. Il s’agit d’une sorte d’éponge naturelle, qui permet de réguler le cours du fleuve et qui est capital pour la migration des poissons. » Première menace pour la migration des poissons, ce système vital du Tonlé Sap serait mis à mal par les barrages. Puis les barrages eux-mêmes constitueraient des obstacles évidents se succédant sur le parcours des poissons vers leurs zones de frai, sans solution d’aménagement opérationnelle compte tenu du nombre d’espèces différentes concernées et de la hauteur prévue des constructions.

à suivre : 2ème partie – l’économie de la pèche et l’agriculture

en savoir + : la commission du fleuve Mékong