comme un poisson dans la gadoue (hs#22 MUDHONEY, Mudride)

Une lecture particulièrement attentive du titre vous aura sûrement alerté. Nous allons parler de boue. Des volcans de boue ? De bains de boue pour la peau ? De catch dans la boue ? Hmm, non. Simplement d’un animal aux conditions d’existence particulières, j’ai nommé le périophtalme, plus connu outre-Atlantique sous le sobriquet de mudskipper


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Pour introduire ce sujet vaseux dont le headbanging science raffole,  personne de mieux placé que Mudhoney. Ce pionnier du grunge, formé à Seattle en 1988, a sorti sur le mythique label Sub Pop un EP, Superfuzz Bigmuff, puis un premier album éponyme, deux fulgurances fondatrices du  genre qui restent aujourd’hui des chefs d’œuvre auprès desquels Nirvana fait pâle figure.

Les voici en 2007 dans un line-up remanié interprétant l’hypnotique Mudride ; ils ne sont pas fatigués, c’est juste le morceau qui est lent :

Take you down to the dirt

Drag you through the mud
Drag you through the mud
Got a trip for two on a one-way ride
I’ll take you anywhere, there’s no place to hide
Oh

… suinte le chanteur Mark Arm. C’est un peu le programme de ce qui va suivre. La ballade s’effectuant en compagnie d’un guide vraiment original, le périophtalme, ou mudskipper. Celui-là, on dirait que ça ne le gêne vraiment pas de marcher dans la boue :

Les mudskippers appartiennent à à une sous-famille très spécialistée dee gobies, les Oxudercinae, chez qui l’on dénombre 32 espèces, dont 18 du genre des Periophthalmus (le français ‘périophtalme’ faisant  l’économie d’un ‘h’).

Les capacités d’adaptation à une vie amphibie des périophtalmes leur ont valu l’attention des naturalistes dès le 17e siècle et de premières descriptions scientifiques dès le début du 18e siècle (dont certaines de la main de Cuvier). On les trouve un peu partout dans la bande des tropiques, où ils évoluent dans les écosystèmes de marais marins que constituent les mangroves.

Parmi les étranges caractéristiques des mudskippers figurent leur faculté de respirer hors de l’eau.

Comme les salamandres ou les grenouilles, ils disposent d’un système de respiration cutanée qui leur permet d’assimiler l’oxygène et d’évacuer le CO2 à travers la peau. D’autres échanges gazeux s’opèrent par la bouche et par la gorge, qui sont larges, humides et capillarisés, un peu comme des poumons. En aspirant de l’air, ils peuvent par ailleurs obturer leurs branchies grâce à des valves afin de les maintenir dans l’eau. Ces différents systèmes combinés sont tellement efficaces que certaines espèces ne peuvent plus vivre dans l’eau sans être obligées de respirer de l’air en surface, sous peine de suffoquer !

Aussi étonnant que cela puisse paraître, d’autres poisons ont mis en place des moyens encore plus sophistiqués que le mudskipper pour respirer hors de l’eau (l’excellent SSAFT vous propose un petit bol d’air en compagnie de ces poissons amphibies). Comme le résume Richard Dawkins dans le fous qu’il consacre au périophthalme dans Il était une fois nos ancêtres : une histoire de l’évolution, ce trait n’est donc pas si original que cela :

Le groupe des téléostéens comporte une telle diversité de morphologies et de comportements qu’il faut s’attendre à ce que certains rejouent des épisodes du parcours des poissons pulmonés et quittent l’eau pour la terre ferme.

D’un point de vue évolutif, les chercheurs estiment même que le mudskipper doit moins son succès à ses facultés de respiration qu’à des traits anatomiques, physiologiques et comportementaux particuliers, dont ses capacités de déplacement dans la boue (et quiconque s’est tapé un festival sous la pluie saura ce qu’il en est).

Il peut ainsi passer une bonne partie de son temps hors de l’eau à patauger dans la gadoue en rampant sur ses nageoires pectorales ou en effectuant des petits sauts : il est capable de sauter plus de 50 cm en arquant son corps latéralement puis en se redressant brutalement, ce qui lui vaut ses noms vernaculaires de mudskipper (« sauteur de vase »), « poisson-grenouille » ou poisson-kangourou ». Par ailleurs, il peut escalader les racines des arbres et creuse dans la vase des terriers (c’est une manie chez les gobies, ce sont un peu l’équivalent des chiens terriers chez les poissons), dans lesquels il continue à respirer… de l’air.

Ces aptitudes à la reptation, à la glissade et au saut dans la boue, combinées à une excellente vision panoramique et à des capacités auditives surprenantes hors de l’eau (il réagit à des bruits tels que le bourdonnement des mouches !), lui permettent d’échapper aux prédateurs ; cette vidéo le montre déambulant tranquillement parmi des pinces de crabe trop entreprenantes :

Parfois, hélas, il y a un lézard. Et ça se termine mal :

En dehors de ces problème de voisinage, le mudskipper a d’autres petits soucis à gérer. A commencer par la pollution de son milieu naturel la mangrove – à moins que ce ne soit du sadisme des chercheurs….

L’un deux s’est en effet efforcé de démontrer la toxicité du gasoil sur l’infortuné Periophthalmus koelreuteri en plongeant une poignée de représentants de cette espèce dans des récipients remplis de différentes fractions hydrosolubles de carburant et en observant les effets à 24, 48, 72 et 96h, parvenant sans coup férir à tuer une bonne partie de ses spécimens au bout du protocole, comme l’indique le tableau suivant :

La conclusion du chercheur est la suivante : bien que les mudskippers soient connus pour être amphibies et qu’ils aient la capacité de respirer à travers la peau et la doublure de la bouche et de la gorge, le taux de mortalité observé dans l’étude est une indication de l’obstruction de ces structures respiratoires par la présence du gasoil dans ses eaux saumâtres favorites. (Une autre hypothèse, selon moi, est qu’il a pris par mégarde des modèles essence…) (l’étude est consultable en ligne)

Il en déduit, fort justement, que des efforts doivent être entrepris pour protéger le précieux écosystème de la mangrove de la pollution par les hydrocarbures – en l’occurrence dans le Delta du Niger, mais on peut aussi faire un petit coucou à Deepwater Horizon et saluer le coup d’arrêt aux forages de Shell en Guyane où se trouve la plus grande barrière de mangrove du monde….

La morale de l’histoire du périophtalme, c’est qu’on a beau présenter tous les traits d’une parfaite adaptation au milieu, rien ne garantit la réussite à coup sûr. Mudhoney pourrait en témoigner. Car s’il existe un palmarès des cocus du rock, ce groupe y est sûrement en bonne place. Fondé sur les ruines de Green River (d’où seront issus des Pearl Jam…), il ne connut jamais le succès commercial et fut éclipsé par celui de Nirvana, accumulant des albums de moins en moins glorieux jusqu’à tomber dans l’oubli.

Aujourd’hui, Mudhoney (sur)vit toujours. Respirant avec peine quelque part dans le terrier boueux d’une niche musicale menacée. Peut-être Mark Arm s’est-il mis à l’aquariophilie.

 

Pour en savoir plus sur le mudskipper, le site de Gianluca Polgar(http://www.themudskipper.org/), un chercheur italien de l’Institute of Biological Sciences de Kuala Lumpur, en Malaisie, qui en a fait son principal sujet de recherche, et dont sont tirées certaines informations et illustrations de ce billet.

quand le marketing fait régresser l’évolution (hs#7 : KOЯN, Evolution)

Ce headbanging science #7 rappelle singulièrement le #2 consacré au Do the Evolution de PEARL JAM, qui utilisait l’évolution pour véhiculer des stéréotypes sur la nature humaine violente ; la vision de KoЯn dans ceEvolution est assez proche (l’homme reste un bon à rien de singe…) mais propose un clip qui pose beaucoup de questions et se joue d’un concept surranné : l’évolution régressive.

headbanging science

la rubrique musicale des titres qui ont (presque) un rapport avec la science

#7 : KOЯN – EVOLUTION

Evolution est le premier single de l’album Untitled paru en 2007. Réalisé par un clippeur de Los Angeles au pédigrée peu flatteur, le clip est une plutôt bonne surprise. Il remplit son rôle de satire politique promis lors du casting par la production, qui cherchait des comédiens pouvant incarner des rôles de scientifiques ou de politiciens bigots, personnages que l’on voit s’agiter autour d’une amusante “réunion de crise sur l’évolution” :

évolution et marketing font-ils bon ménage ?

La sortie du single Evolution a fait l’objet d’une campagne de marketing viral plutôt audacieuse, avec la création d’un site dédié, www.evolutiondevolution.com. L’objet de ce mini-site est la promotion d’une parodie de documentaire scientifique dans laquelle les membres du groupe jouent le rôle d’experts sur l’évolution (le principe rappelle celui du mockumentary de Werner Herzog, Incident at Loch Ness, sorti en 2004 et dont un personnage de scientifique totalement loufoque a probablement inspiré KoЯn).Le titre du faux documentaire parle de lui-même : Devolution: Nature’s U-Turn (Dé-évolution, le demi-tour de la nature). Le trailer donne une bonne idée du contenu :

Jonathan Davis, chanteur de KoЯn, a expliqué quece mini-site parodique s’inscrivait dans la volonté du groupe d’explorer de nouvelles voies de communication. Sur ce plan, difficile de savoir si ce fut une réussite en termes de buzz – Gerald Casale, membre de l’antédiluvien groupe Devo fit mine de tomber dans le panneau à l’époque, en dénonçant KoЯn comme des imposteurs jouant avec le feu et ne reconnaissant pas Devo comme pionniers du concept de “dé-évolution” ; Jonathan Davis, embraya en tirant son chapeau à Devo ; bilan : une goutte d’eau dans un océan de promos, mais qui m’a au moins enfin permis de comprendre ce que signifiait le nom du groupe Devo).

Sur le plan scientifique, l’oeuvre de communication de KoЯn est peut-être plus regrettable. Le début du clip, qui établit un lien abusif entre données sur le QI (en elles-mêmes plus que discutables) et natalité pour faire accroire que l’intelligence humaine décroit, se pose là en matière d’approximation et de raccourci pseudo scientifique. Difficile d’admettre que ce soit là ce que pense réellement le groupe, par ailleurs suffisamment finaud pour aborder des thèmes originaux avec une communication innovante et bien-pensée. Mais quel est l’impact de ce genre de message sur un public incapable d’en saisir le second degré ? Quel est, plus globalement, le risque de mauvaise interprétation d’une parodie telle que cette vidéo, présente sur le mini-site de promo, intitulée Darwin’s Fallacies ?

Est-ce assez clairement décalé pour être simplement drôle ? Ou trop risqué sur un marché dont seulement 39,7% de la population est d’accord avec l’idée que “les êtres humains, tels que nous les connaissons aujourd’hui, sont issus d’espèces animales inférieures” [1] ? Le fan de néo métal de base est-il suffisamment armé pour comprendre que le mini-site comme le clip sont parodiques ? Une petite ballade sur les forums montre clairement que, pour une partie du public, le message délivré par KoЯn est anti-évolutionniste (certains appuient leur interprétation sur le fait que le bassiste du groupe aurait viré born again christian). Gerald Casale de Devo avait au moins raison sur un point : en maniant des concepts évolutionnistes pour leur satire (qui vise la société américaine et est en premier lieu politique plus que scientifique), KoЯn jouait effectivement avec le feu.


la dé-évolution, ou quand la théorie de l’évolution elle-même régresse

On pourra se rassurer en se disant que le concept de dé-évolution qu’exploite le groupe est un archaïsme plutôt inoffensif, voire folklorique. « Dans les légendes traditionnelles de tribus du Sud-Est asiatique et d’Afrique, l’évolution va à rebours de la vision classique qui prévaut en général : leurs grands singes locaux passent pour des humains déchus »[2], note Richard Dawkins. L’idée de dé-évolution correspond à celle d’évolution régressive, une sorte de miroir inversé de la séquence que tous les tenants de l’”Échelle des êtres” ont cherché à ordonner depuis Aristote. C’est un thème mineur des pseudo sciences actuelles, telles que la supposée alternative à Darwin de Michael A. Cremo, convaincu que les humains sont sur terre depuis des centaines de millions d’années et sont le produits d’une régression à partir d’une forme de “conscience pure”, quoi que cela puisse bien signifier.

C’est aussi un concept au centre d’un épiphénomène chrétien du préjugé raciste dans les années 1940 [3]. Georges Salet et Louis Lafont, les deux auteurs de l’essai éponyme L’évolution régressive, publié en 1943, étaient convaincus de la régression des races les unes par rapport aux autres à cause du péché originel : « Ce n’est pas l’animal qui est devenu progressivement Homme, c’est l’Homme, dans des races peut-être plus coupables que les autres, qui a rétrogradé vers l’animalité. » [4] Dans cette vision, l’homme ne descendait plus du singe, il y retournait ! Du moins les races humaines plus coupables que les autres… Exactement ce nous annonce le clip de Korn, le racisme en moins.

La même année, un autre auteur, Henri Decugis, rejoignait Salet et Lafont sur le thème de la dégénérescence. Pour lui, les Hottentotes et les Bochimans (abonnés aux mauvaises places dans toutes les hiérarchisations racistes), étaient les populations les plus dégénérées d’Afrique, proches de groupes paléolithiques éteints, et donc menacés d’extinction prochaine : « On peut supposer que nous sommes ici en présence de races déjà dégénérées chez lesquelles l’excédent de graisse était dû à un état organique défectueux qui a provoqué leur extinction dans toute l’Europe vers la fin de l’âge du Rennes. » [5] Bochimans et Hottentotes avaient toutefois ceci pour se rassurer : dans la vision hautement pessimistes de l’auteur, toutes les espèces vivantes étaient appelées à disparaître les unes après les autres : « Le vieillissement des espèces vivantes est beaucoup plus avancé qu’on ne le croit communément. Aucune ne peut y échapper. [...] Seul, ['Homme] se penche sur l’abime sans fond vers lequel [son espèce] s’achemine pour y sombrer, lorsque son heure sera venue et pour s’endormir enfin dans le silence de la mort, pendant que de petits êtres restés primitifs, moins évolués – comme les Bactéries, les Infusoires et les Lingules – inertes, aveugles, sourds, vivront longtemps encore dans la vase froide et obscure du fond des Océans, puis s,éteindront à leur tour sans le savoir. »[6]

Par quoi les bactéries, les infusoires et les lingules ont-elles péché ? l’histoire ne le dit pas. Mais KoЯn pourrait se pencher sur la question, ce serait un challenge promotionnel intéressant.

 


[1] Étude internationale sur l’acceptation de l’évolution dans le grand public, 2006 ; la proportion est de 79,5% pour la France

[2] R. Dawkins, Il était une fois nos ancêtres, Une histoire de l’évolution, Robert Laffont, 2007.

[3] Aussi étonnant que cela puisse paraître, il existe toujours des séquelles de cette théorie : voir http://www.biblisem.net/historia/perosing.htm

[4] Georges Salet & Louis Lafont, L’Évolution régressive, Paris, Éditions franciscaines, 1943, p. 66.

[5] H. Decugis, Le Vieillissement du monde vivant, Paris, Librairie Plon, 1943, p.364.

[6] Id.


Evolution - Lyrics

I’m diggin’ with my fingertips
I’m ripping at the ground I stand upon
I’m searching for fragile bones
Evolution
I’m never gonna be refined
Keep trying but I won’t assimilate
Sure we have come far in time
watch the bow break
And I’m sorry that I don’t believe
by the evidence that I see
That there’s any hope left for me
It’s evolution
Just evolution
And I, I do not dare deny
the basic beast inside
It’s right here
It’s controlling my mind
And why do I deserve to die
and I’m dominated by
This animal thats locked up inside
Close up to get a real good view
I’m betting that the species will survive
Hold tight, I’m getting inside you
Evolution
And when were gonna find these bones
They’re gonna want to keep them in a jar
the number one virus caused by
Procreation
And the planet may go astray
in a million years they’ll say
Those motherf****** were all derranged
It’s evolution
Just evolution
And I, I do not dare deny
the basic beast inside
It’s right here
It’s controlling my mind
And why do I deserve to die
I’m dominated by
This animal thats locked up inside
Take a look around
Nothing much has changed
Take a look around
Nothing much has changed
Take a look around [x3]
Nothing much has changed
Take a look around [x2]
Nothing much has changed
Take a look around [x2]
Nothing much has changed
Take a look around
I, I do not dare deny
the basic beast inside
It’s right here
It’s controlling my mind
And why do I deserve to die
I’m dominated by
This animal that’s locked up inside
Why
Why do I deserve to die?

 


Info drums : le batteur du clip est Joey Jordison de Slipknot mais celui que l’on entend sur ce morceau (ainsi que sur trois autres tracks de Untitled) est Brooks Wackerman de Bad Religion (headbanging science #4).

Jouvence a pris un coup de vieux (insane lectures #3)

Cité par Richard Dawkins et Stephen Jay Gould pour illustrer le thème de la néoténie, le roman d’Aldous Huxley, Jouvence (en anglais, After Many a Summer Dies the Swan), paru en 1939, piquait ma curiosité depuis longtemps. La déception est à la mesure des attentes.

Richard Dawkins place Jouvence parmi ses romans préférés d’adolescent (dans Il était une fois nos ancêtres). Stephen Jay Gould, qui l’évoque dans l’essai Le véritable père de l’homme est l’enfant (in Darwin et le grandes énigmes de la vie), a manifestement, lui aussi, un souvenir un peu défraichi du roman : les deux auteurs en font un résumé aguicheur mais franchement trompeur. Ce ne sont pas les quelques erreurs ou omissions bénignes de leur compte-rendu qui posent problème mais bel et bien la présentation qu’ils font de l’intrigue : étroitement liée à la science et plus particulièrement à la néoténie (ou persistance de caractère juvéniles – voir définitions en fin d’article).

Aldous Huxley n’est autre que le frère cadet de Julian Huxley, l’un des pères du cadre de la théorie synthétique de l’évolution, et par la même occasion le petit-fils du grand Thomas. Aldous s’est visiblement inspiré des travaux menés par Julian sur l’axolotl pour nourrir l’intrigue de Jouvence, ainsi que le rapporte Dawkins :

“Pour résumer, I’axolotl est une larve qui a trop grandi, devenant un têtard doté d’organes sexuels. Dans une expérience classique réalisée en Allemagne par Vilém Laufberger, des injections d’hormones ont activé la croissance d’un axolotl qui est ainsi devenu une salamandre pleinement adulte d’une espèce que personne n’avait jamais vue. (…) Julian Huxley a reproduit plus tard cette expérience sans savoir qu’elle avait déjà été faite. Dans l’évolution de l’axolotl, le stade adulte avait disparu de la fin du cycle vital. Sous l’effet des hormones injectées expérimentalement, l’animal a fini par se développer, et une salamandre adulte a été recréée, qui n’avait vraisemblablement jamais été vue auparavant Le dernier stade du cycle vital qui manquait avait été rétabli.

Bela Lugosi dans The Ape Man, bien plus mignon que le personnage de Jouvence

Dans Jouvence, Jo Stoyte est un milliardaire américain à la sauce Randolph Hearst qui est obsédé par la vie éternelle. Avec l’aide de son médecin aux allures faustiennes le Dr Obispo, il retrouve la piste d’un vieil aristocrate anglais, le compte de Gonister, qui a réussi à dépasser largement deux cents ans en avalant quotidiennement de la tripaille de poisson. Le régime lui a si bien réussi qu’il a, comme l’axolotl de Julian Huxley, repris son développement et atteint le stade adulte de l’être humain… il est devenu un singe !

the story is "outrageously good"... dans les 5 dernières pages

Ou comme l’explique le Dr Obispo: “Un singe foetal qui a eu le temps de grandir”. “Mais qu’est-ce qui leur arrivé ?” s’enquiert Stoyte. “Le temps, rien de plus” répond Obispo.

La scène vaut incontestablement lecture. Le problème est qu’elle arrive au bout de 346 pages (sur 351), après une brève mention de la néoténie au bout d’une centaine de pages (chez le chien, à propos du caractère des oreilles tombantes, qui marque la domesticité). Emportés par leur lecture sélective, Gould et Dawkins devisent de la scène finale et de la néoténie mais oublient les 340 premières pages du roman, qui ne sont qu’un long laïus plus ou moins érudit enrobant un semblant d’histoire affreusement embrouillée et dénuée du moindre intérêt, en particulier scientifique…

Ce faisant Gould comme Dawkins passent à côté de quelque chose de tout aussi essentiel, qui a trait à notre rapport aux grands singes.

Voici ce que les protagonistes découvrent lorsqu’ils retrouvent le Comte de Gonister et sa gouvernante, devenues créatures simiesques conservant des vestiges d’humanité :

“Sur le bord d’un lit bas, au centre de ce monde, un homme était assis, les yeux écarquillés, comme s’il était fasciné, sur la lumière. Ses jambes, couvertes d’un poil dru, grossier et roussâtre, étaient nues. La chemise qui constituait son seul vêtement était déchirée et crasseuse. (…) Il était assis, le dos arrondi, la tête en avant et en même temps rentrée dans les épaules. D’une des mains énormes et étrangement maladroites, il grattait un endroit douloureux qui était marqué de rouge parmi les poils de son mollet gauche.”

Attardons nous maintenant sur la gouvernante (elle reste femme et non femelle) :

“c’est une femme” dit Virginia, sur le point d’être prise de nausées que lui causait le dégoût horrifié qu’elle ressentait à la vue de ces mamelles pendantes et flétries.”

Les bonnes manières ne sont plus guère de mise :

“Sans bouger de l’endroit d’où il était assis, le Cinquième Comte de Gonister urina par terre [c'est toujours mieux que en l'air]. Un jacassement plus aigu s’éleva du fond de l’ombre. Il se tourna vers la direction d’où il provenait, et glapit les sons gutturaux et déformés d’obscénités presque oubliés”.

Le délicieux couple finit par se retirer en coulisses, non sans s’être refilés quelques gnons, afin de copuler… comme des bêtes

“Soudain, avec un hurlement féroce, le Cinquième Compte s’élança en avant (…). Il y eut un bruit de pas précipités, une succession d’aboiements ; puis un cri, un bruit de coups, et de nouveaux hurlements ; puis, plus de glapissements, mais seulement un grognement haletant dans l’obscurité, et de petits cris.”

… Le portrait est éloquent.

En réalité, Jouvence ne parle guère de néoténie. Il témoigne surtout d’une vision caricaturale et datée de nos cousins grands singes, accumulant les poncifs de la brute ancestrale, de la bête lubrique et du miroir imparfait et grotesque tendu à l’être humain. Une relique bonne pour les musées.

Jouvence, de Aldous Huxley, Librairie Plon, 1940, bien trop de pages, quelques € d’occasion sur le net.

Pour s’y retrouver dans la néoténie, sujet passablement embrouillé, je m’appuie sur les définitions du site du CNRS :

  • La néoténie se caractérise par un retard de développement de certains caractères : la forme est affectée, pas la taille. La maturité sexuelle est atteinte à l’âge normal. La néoténie peut être totale, sauf en ce qui concerne l’âge où la maturité sexuelle est atteinte, ou partielle. La néoténie est une forme de pédomorphose.
  • La pédomorphose se caractérise par la conservation de caractères juvéniles à l’âge adulte et regroupe la néoténie et la progenèse. La pédomorphose fait partie des hétérochronies du développement. Attention : certains auteurs restreignent la pédomorphose à la conservation de caractères larvaires chez l’adulte reproducteur – c’est le cas de l’axolotl, mais manifestement pas du Comte de Gonister.
  • Les hétérochronies du développement regroupent tous les phénomènes qui modifient la forme et la taille données d’un individu par rapport à sa maturation sexuelle.

Révisez bien, un prochain bonus track nous permettra de revenir sur la néoténie, particulièrement celle de l’homme.