“L’homme descend du singe”: la dérive raciste (2)

Lorsque le singe désigne un autre homme : la dérive raciste de l’expression “l’homme descend du singe”

Cette série de 3 billets poursuit un travail sur l’expression “l’homme descend du singe” déjà évoqué sur le bLoug (à propos du procès du singe, du débat d’Oxford, ou encore de ce qu’en pensent les étudiants). Après un billet sur les élucubrations classificatoires du médecin anglais Charles White, voici celui consacré au triste rôle assigné aux Bochimans et aux Hottentots, avant un dernier qui fera le point sur le prétendu racisme de Darwin.

La Vénus hottentote sur le billard

Tweeter


Après Chales White et d’autres, l’anatomiste et anthropologue Paul Pierre Broca (1824-1880) s’essaie à son tour, par des mesures objectives, à démontrer qu’il existe une hiérarchie des races humaines. Il cherche à reconstituer le grand escalier du progrès humain, du chimpanzé à l’homme blanc. Comme le relève Stephen Jay Gould, le racisme de Broca n’a rien de particulièrement virulent au regard de celui des savants de son temps (évidemment blancs – et masculins), mais il se distinguait tout de même en montrant :

« un peu plus d’acharnement dans l’accumulation de données sans lien véritable avec son sujet, et qu’il présentait ensuite après les avoir soigneusement sélectionnées, pour défendre ses conceptions pleines d’a priori. »[1]

Broca s’intéresse à la taille du crâne – et réalise des mesures qui vont à l’appui de sa thèse – ainsi qu’au rapport des longueurs du radius et de l’humérus (les avant-bras longs étant une caractéristique classique des singes). La mesure de ce rapport (égal à 0,794 chez les Noirs et 0,739 chez les Blancs) paraît aller dans son sens… à l’exception de celui du squelette de la célèbre Vénus hottentote ! Ce qui le contraint à abandonner cette preuve.

La Vénus hottentote n’apparaît pas par hasard dans l’échantillon de Broca. Sur l’échelle raciste qui guide bon nombre de travaux scientifiques de l’époque, certains peuples ont le triste privilège de truster à peu près continûment les barreaux les plus bas, au voisinage immédiat des chimpanzés ou des orangs-outans. Les Bochimans et les Hottentots (ou plus justement, les Khoïkhoï) d’Afrique du Sud en font incontestablement partie. On insiste alors à loisir sur leur apparence et leurs mœurs simiesques. Le dictionnaire de pédagogie de Buisson (1882), livre ainsi cette appréciation d’Edmond Perrier, rédacteur d’un article sur les races humaines qui entend  révéler un  lien chronologique entre singe et homme ; l’auteur prend l’exemple des Bochimans, qu’il décrits comme :

« inférieurs aux Hottentots, avec qui ils présentent plusieurs traits de ressemblance […] leurs bras au contraire très longs, comme chez les singes anthropomorphes, dont ils ont encore les mouvements des lèvres, les allures brusques et capricieuses, les oreilles petites… »[2]

White (encore lui !) signalait déjà que :

« les femmes hottentotes ont des poitrines si flasques et pendantes qu’il leur suffit de lancer leur sein par-dessus l’épaule pour nourrir l’enfant qu’elles portent sur le dos »


Bushmen’ Display from the Crystal Palace Exhibition (Pitt Rivers photographic collection in Oxford)

Le compte rendu de l’exposition d’une famille de Bochimans dans le Hall égyptien de l’Exposition Universelle de Londres en 1847 multiplie ce genre d’observations :

« Leur apparence est à peine plus belle que celle des singes. Ils sont toujours accroupis, en train de se réchauffer près du feu, en caquetant ou en grognant. Ils sont maussades, muets et sauvages ; ils ont des penchants presque purement animaux sous une apparence pire encore. »[3]

L’assimilation des Bochimans aux animaux était profondément ancrée : le terme était selon certains savants la traduction littérale du mot malais orang-outan signifiant « homme de la forêt » et des colons hollandais ont soi-disant abattu et mangé un Bochiman au cours d’une partie de chasse, le prenant pour l’équivalent africain d’un orang-outan…

En 1817, la Vénus hottentote fut disséquée par Georges Cuvier, qui avait pu l’observer de son vivant (elle était décédée en 1815). Ses observations figurent dans ce volume des Mémoires du Muséum (p259 et suivantes).

Notre “Napoléon de l’intelligence” cherchait à établir la preuve de l’infériorité de certaines races et se plut à souligner les caractéristiques soi-disant simiesques de la Vénus (qu’il qualifie de “Bochimanne”). Ainsi son nez épaté (« De ce point de vue, je n’ai jamais vu de tête humaine plus semblable aux singes que la sienne »[4]), son fémur, la petite taille de son crâne (sans tenir compte du fait qu’elle ne mesurait que 1,37 m) ainsi que certaines réactions (« ses mouvements avaient quelque chose de brusque et de capricieux qui rappelait ceux du singe. Elle avait surtout une manière de faire saillir ses lèvres tout à fait pareille à celle que nous avons observée chez l’orang-outang »[5]).

De façon curieuse, Cuvier relevait aussi, sans y percevoir de contradiction, que la Vénus était une femme intelligente, douée pour les langues, et avait une main charmante… C’est toujours ça de pris.

 

Polyphylétisme et évolution régressive

L’essor des théories évolutionnistes n’allait guère améliorer le sort réservé aux Hottentots et Bochimans dans les phylogénies humaines au soubassement raciste.

Cette illustration tirée tirée de l’édition de 1874 de l’ouvrage de Ernst Haeckel, Anthropogénie, s’inscrit dans une longue tradition de préjugés racistes sur la supériorité de l’homme Blanc dans le règne animal et sur les autres « races » humaines, mais elle spécifiquement évolutionniste, puisque Haeckel s’appuie sur sa théorie de la récapitulation pour établir la supériorité raciale des Blancs d’Europe du Nord et classer les races noires à proximité du singe.

Dès le 19e, puis surtout au 20e siècle, divers auteurs, tombés dans l’oubli, développent la thèse du polyphylétisme, qui cherche à enraciner chacune des grandes « races » humaines dans une espèce de grand singe. Le principe sous-jacent est que différents territoires ont vu éclore différentes formes humaines et différentes formes de grands singes, ce qui se traduit par des similitudes morphologiques comme la forme du crâne ou la couleur de la peau.

En fonction des auteurs, le nombre de branches reconnues varie et le corpus fluctue : certains prennent en compte les hommes fossiles dans l’établissement de la séquence, d’autres non ; certains se limitent aux singes de l’Ancien Monde, d’autres élargissent aux singes du Nouveau Monde (à queue !), voire aux prosimiens.

Le polyphylétisme selon Hermann Klaatsch (in “Die Aurignac-Rasse und ihre Stellung im Stammbaum der Menschheit,” Zeitschrift für Ethnologie, 1910, vol. 42, p. 567.)

En 1910, l’Allemand Hermann Klaatsch (1863-1916) propose de rattacher « les nègres au gorille, les blancs au chimpanzé et les jaunes à l’orang-outang »[6]. L’Italien Gioacchino Sera ira jusqu’à 6 branches incorporant variétés humaines, grands singes et singes de l’Ancien et du Nouveau monde (« l’hypothèse la plus extraordinaire de toutes, par son éclatement le plus total »[7]).

Avec le polyphylétisme, le préjugé raciste sort par la porte pour mieux rentrer par la fenêtre : l’ascendance simienne vaut aussi pour l’homme blanc, mais la hiérarchisation des races demeure d’actualité, la position privilégiée de l’homme blanc étant recherchée à chaque stade évolutif : le meilleur singe, le meilleur homme possible, pour évidemment finir par la meilleure race actuelle.

Ce type de vision a persisté jusque tard au XXe siècle : en 1960, le magazine Life consacré à l’évolution et préfacé par Jean Rostand, publiait un arbre évolutif reconduisant les classifications du XIXe siècle :

« la race négroïde dérive des australopithèques, la race mongoloïde dérive de l’homme de Pékin et la race caucasoïde de l’homme de Néandertal »[8].

Et là encore, en fin d’article, les pauvres Bochimans étaient impitoyablement relégués tout au bas de l’échelle :

« Sans chercher à rattacher l’homme à ces animaux, n’est-il pas permis de se demander ce que feraient les zoologistes d’êtres inférieurs aux Bochimans : et ces êtres n’ont-ils pas réellement existé ? »[9]

Comme il doit être très rigolo de s’amuser à hiérarchiser les êtres, pourquoi ne pas le faire dans l’autre sens ? En envisageant non pas une évolution du bas vers le haut, mais une régression du haut vers le bas ? Comme le note Richard Dawkins :

« dans les légendes traditionnelles de tribus du Sud-Est asiatique et d’Afrique, l’évolution va à rebours de la vision classique qui prévaut en général : leurs grands singes locaux passent pour des humains déchus. »[10]

Cette idée de régression, sorte de miroir inversé de la séquence que cherchait ordonner White, a bien été exploitée. Elle est au centre d’un épiphénomène chrétien du préjugé raciste dans les années 1940 : l’évolution régressive[11] (abordée dans ce billet, désolé pour la redite). Georges Salet et Louis Lafont, les deux auteurs de l’essai éponyme publié en 1943 étaient convaincus de la régression des races les unes par rapport aux autres à cause du péché originel (comme quoi on peut être polytechnicien et débile) :

« Ce n’est pas l’animal qui est devenu progressivement Homme, c’est l’Homme, dans des races peut-être plus coupables que les autres, qui a rétrogradé vers l’animalité. »[12]

Dans cette vision, l’homme ne descend plus du singe, il y retourne ! Du moins les races humaines plus coupables que les autres.

Un autre auteur, Henri Decugis, rejoint les deux précédents sur le thème de la dégénérescence. Les Hottentotes et les Bochimans (quelle surprise !), seraient les populations les plus dégénérées d’Afrique, proches de groupes paléolithiques éteints, donc menacés d’extinction prochaine :

« On peut supposer que nous sommes ici en présence de races déjà dégénérées chez lesquelles l’excédent de graisse était dû à un état organique défectueux qui a provoqué leur extinction dans toute l’Europe vers la fin de l’âge du Renne. »[13]

Bochimans et Hottentotes ont toutefois ceci pour se rassurer : dans la vision hautement pessimiste de l’auteur, toutes les espèces vivantes sont appelées à disparaître les unes après les autres. Attention, poésie :

« Le vieillissement des espèces vivantes est beaucoup plus avancé qu’on ne le croit communément. Aucune ne peut y échapper. [...] Seul, [l'Homme] se penche sur l’abîme sans fond vers lequel [son espèce] s’achemine pour y sombrer, lorsque son heure sera venue et pour s’endormir enfin dans le silence de la mort, pendant que de petits êtres restés primitifs, moins évolués — comme les Bactéries, les Infusoires et les Lingules — inertes, aveugles, sourds, vivront longtemps encore dans la vase froide et obscure du fond des Océans, puis s’éteindront à leur tour sans le savoir. »[14]

Tremble, lingule, ton tour viendra !

Voilà qui réconforterait sûrement beaucoup la Vénus Hottentote : les bactéries, les infusoires et les lingules étaient tout de même moins bien considérées par ces auteurs pleins de mansuétude.


[1] S. J. Gould, « La Vénus hottentote », Le sourire du flamant rose, Paris, Seuil, 1988, p.267.

[2] Cité par M.-P. Quessada, L’enseignement des origines d’Homo sapiens, hier et aujourd’hui, en France et ailleurs : programmes, manuels scolaires, conceptions des enseignants. THÈSE de DOCTEUR DE L’UNIVERSITÉ DE MONTPELLIER II en Sciences de l’Éducation, option Didactique de la biologie, 2008, p.95

[3] Ibid., p.269

[4] S. J. Gould, op. cit. , p.270

[5] Id.

[6] Cité par M.-P. Quessada, op. cit., p.69.

[7] Collectif, Homo sapiens, l’odyssée de l’espèce, Paris, La Recherche/Taillandier, 2005. p.25.

[8] Ibid. p.70.

[9] Ibid., p.95.

[10] R. Dawkins, Il était une fois nos ancêtres, Une histoire de l’évolution, Robert Laffont, 2007.

[11] Aussi étonnant que cela puisse paraître, il existe toujours des séquelles pseudo-scientifiques de cette théorie : voir http://www.biblisem.net/historia/perosing.htm

[12] Georges Salet & Louis Lafont, L’Évolution régressive, Paris, Éditions franciscaines, 1943, p. 66.

[13] H. Decugis, Le Vieillissement du monde vivant, Paris, Librairie Plon, 1943, p.364.

[14] Id.

“L’homme descend du singe”: la dérive raciste (1)

Lorsque le singe désigne un autre homme : la dérive raciste de l’expression “l’homme descend du singe”

Cette série de 3 billets poursuit un travail sur l’expression “l’homme descend du singe” déjà évoqué sur le bLoug (à propos du procès du singe, du débat d’Oxford, ou encore de ce qu’en pensent les étudiants). En attendant un billet consacré à la Vénus Hottentote et un autre qui fait le point sur le prétendu racisme de Darwin, amusons-nous un peu des élucubrations classificatoires du médecin anglais Charles White.

Dr Charles White (1728-1813), fan d’échelles (Joseph Allen, 1809 © Manchester City Galleries).

 

Tweeter

White, seul sur son échelle

Mais parfaitement, Monsieur, j’ai du sang noir ; mon père était un mulâtre, mon grand-père était un nègre, et mon arrière-grand-père était un singe ! Vous voyez que nos deux familles ont la même filiation, mais pas dans le même sens !

Alexandre Dumas

Propos prêté à l’écrivain en réplique à quelqu’un ayant chuchoté à son passage : « On dit qu’il a beaucoup de sang noir »)[1]

 

 

Les idées de Darwin ont été déformées jusqu’au XXe siècle pour faire prévaloir l’idée que les peuples non européens, à commencer par les Africains, sont des « races » intermédiaires entre les grands singes et les Européens blancs, sur une échelle rectiligne qui va des formes animales les moins évoluées aux plus perfectionnées. Ce dévoiement a souvent été mis en avant pour discréditer le darwinisme lui-même. Il procède d’un préjugé racial généralisé fortement ancré qui recouvre l’histoire, pré-évolutionniste, de la découverte des grands singes (dont nous avons raconté les prémisses dans un étrange air de famille). Il découle également d’un contresens radical des mécanismes décrits par Darwin car il enfreint un principe fondamental de l’évolution : deux cousins sont toujours liés exactement au même degré à tout groupe extérieur, puisqu’ils lui sont liés par un ancêtre commun.

La grande confusion qui préside à la découverte et à l’identification des grands singes ne tient pas aux seuls tours que peuvent nous jouer la mémoire ou l’imagination. Le fait que l’on confonde allègrement les singes entre eux et les singes aux humains qui vivent auprès d’eux doit aussi beaucoup au racisme le plus basique. Comme le souligne Richard Dawkins :

« Les premiers explorateurs blancs en Afrique voyaient dans les chimpanzés et les gorilles des parents proches des humains noirs seulement, et pas d’eux-mêmes. »[2]

L’”Ourang Outang” de Bontius (Historiae naturalis et medicae Indiae orientalis, 1658, publication posthume)

La confusion est à l’œuvre avec la dissection du chimpanzé par Tyson en 1699 (un prochain article lui sera consacré). Son « pygmée », qu’il dessine marchant debout avec une canne à la main, reprend la terminologie de Homère et Hérodote qui évoquaient une race légendaire de très petits humains – le mot pygmée va rester pour désigner des humains de petite taille. La porosité entre hommes (de couleur) et grands singes n’est pas que physiologique, elle est aussi comportementale. Bontius, à qui l’on doit la première représentation d’un orang-outan, affirme, reprenant une antienne du racisme colonial, que :

« Selon les Javanais, les orangs asiatiques tant mâles que femelles sont parfaitement capables de parler, mais qu’ils s’en gardent bien de peur qu’on ne les force à travailler. »[3]

Le schéma raciste type de l’humanité est inscrit dans une vision fermement antiévolutionniste du vivant, celle de l’échelle des êtres. La Gradation linéaire de la chaîne des êtres du médecin et chirurgien anglais Charles White (1728-1813) en est un exemple édifiant. Dans cet ouvrage de 1799, il cherche à ordonner en une progression graduelle et linéaire les différents représentants du monde vivant en y incluant les différentes races d’homme.

La chaine des êtres, selon White. La “progression” des races humaines jusqu’à l’idéal de la statuaire grecque part de la bécassine et passe part le singe, le “Nègre” ou le “Sauvage Américain”.Asiatique.

Dans son essai « Tous unis par la longue chaîne du vivant », Stephen Jay Gould s’est attaché à décortiquer comment White s’y est pris « pour construire une chaîne unique, alors que la nature nous met sous les yeux tant de variété si peu hiérarchisée ».[4] Pour parvenir à ses fins, le médecin anglais cherche à rehausser le singe tout en rabaissant des catégories d’hommes jugées inférieures, de façon à pouvoir combler les vides importants qui séparent les échelons simiesques et humains. Quand il ne se contente pas d’inventer, White interprète certains comportements relevés chez les singes de façon très anthropocentriques. Il prétend ainsi que les babouins placent des « sentinelles chargées de veiller sur le sommeil du troupeau pendant la nuit » ou que les orangs-outangs « ont la réputation de se laisser saigner quand ils sont malades et même de solliciter cette opération. »[5]

De façon à pouvoir établir une échelle linéaire des races qui assure une position prééminente aux blancs, White se livre pendant une centaine de pages de comparaisons à ce que Gould qualifie de « lutte intellectuelle épuisante » consistant à faire entre de force des données peu malléables dans un schéma prédéfini.

Le problème pour White est évidemment que les variations qu’il relève ne vont pas toujours dans le même sens. Il n’a donc d’autre choix pour sauver son système que de créer des regroupements de caractéristiques selon qu’elles lui donnent tort ou raison. La première catégorie de traits bâtie par White regroupe « des caractéristiques de grande valeur, dont les Blancs sont abondamment pourvus, les Noirs un peu moins, et les animaux moins encore », explique Gould, hiérarchie qui, on s’en doute, convient tout à fait à son entreprise. Il fonde sa catégorie sur une série de mensurations de signification pour le moins douteuses telle que la taille du cerveau. La deuxième catégorie comprend des caractéristiques toujours « de grande valeur » dont les Noirs sont cette fois mieux pourvus que les Blancs -  à son grand désarroi -, si bien qu’il se voit obligé de renverser sa séquence en trouvant des exemples d’animaux mieux encore dotés que les Noirs. Parmi ces traits, la transpiration. White estime que :

« Les nègres transpirent beaucoup moins que les Européens ; à peine aperçoit-on de temps en temps une goutte de sueur sur leur peau. Les Simiens suent moins encore et les chiens pas du tout. »[6]

Dans le même ordre d’idées, les menstruations des femmes noires sont moins abondantes que celles des femmes blanches, mais, fort opportunément pour White, « chez les singes femelles, les saignements sont très réduits, ou même totalement absents. »[7] Pour la mémoire, ce sont les éléphants, qui n’oublient jamais, qui lui sauvent la mise.

La troisième catégorie comporte des caractéristiques qui embarrassent White, car, que ce soit dans un sens ou dans l’autre, il n’est pas moyen de respecter la séquence animal – blanc – noir. Ainsi du système pileux, plus abondant chez les Blancs que chez les Noirs, mais moins, évidemment que chez les animaux. Qu’à cela ne tienne, White en tire que seuls les animaux de la plus noble espèce ont été dotés par Dieu d’une parure : la crinière du lion, celle du cheval, et la chevelure de l’homme blanc.

La dernière catégorie, celle des caractéristiques dites « bestiales », présente une incohérence du même ordre, mais en sens inverse : les Noirs sont mieux pourvus que les Blancs, mais les animaux sont les plus démunis. White ne peut se dépêtrer des faits autrement qu’en les écartant purement et simplement, comme l’explique Gould :

« Un exemple : les hommes noirs ont des pénis plus grands que les blancs tandis que les femmes noires ont des poitrines plus fortes – signes évidents d’une sexualité indécente et non maîtrisée. Mais les pénis des singes mâles et les poitrines des singes femelles sont plus petits que ceux de n’importe quel groupe d’êtres humains. White ne trouva aucune solution satisfaisante à ce problème ; il se contenta de le contourner, sans omettre en passant que, tout compte fait, les femmes noires et les singes avaient les mamelons les plus gros ! »[8]

L’argumentation de White finit par s’écrouler d’elle-même, l’auteur ne pouvant s’en sortir qu’avec des critères subjectifs d’esthétisme. Pour ridicule qu’elle puisse nous apparaître – en particulier à travers la lecture de l’essai de Gould, qu’on a connu moins dur avec ses sujets –, la démarche de White n’en est pas moins exemplaire d’une longue tradition de dévalorisation des races non blanches au moyen d’une comparaison systématique aux grands singes. C’est dans cette tradition que s’inscrivent les théories ultérieures, dont les méthodes de comparaison se font plus scientifiques et embrassent la perspective évolutionniste, mais reposent sur le même préjugé sous-jacent, comme nous le verrons dans un prochain billet

 


[1] Cité par Claude Schopp, biographe et responsable des éditions critiques de Dumas, http://next.liberation.fr/culture/0101619448-ses-cheveux-sentent-le-negre, 15 février 2010, consulté le 16 mai 2011

[2] R. Dawkins, Il était une fois nos ancêtres, Une histoire de l’évolution, Robert Laffont, 2007, p.148.

[3] Cité par P. Picq et Y. Coppens (Dir.), Aux origines de l’humanité t.2 ; le propre de l’homme, Paris, Fayard, 2001, p.56.

[4] S. J. Gould, « Tous unis par la grande chaîne », in Le sourire du flamant rose, Paris, Seuil, 1988, p.259.

[5] Ibid. p.260.

[6] Ibid., p.262.

[7] Id.

[8] Ibid., p.263.

Australopithecus sediba entre l’arbre et l’écorce

Fruits, noix et feuilles, herbes et plantes du genre carex, telles que les papyrus, mais aussi de l’écorce ! Voilà l’étonnant menu à dominante forestière d’Australophitecus sediba, un hominine(*) qui ne fait décidément rien comme tout le monde.



Tweeter

 

Cet australopithèque vivait il y a deux millions d’années sur le site de Malapa, en Afrique du Sud. Il a été décrit en 2010 et 2011 par Lee R. Berger, grâce aux restes de deux individus, un jeune mâle et une probable femelle adulte. Son équipe livre dans Nature (5 juillet 2012) des résultats sans précédent pour des fossiles aussi anciens. « C’est la première fois que peuvent être menées trois types d’analyses sur le même spécimen » afin de connaître sa diète, explique Amanda G. Henry (Institut Max Planck d’Anthropologie Évolutionnaire), auteure principale et spécialiste des ressources végétales dans l’alimentation des hominines (le genre Homo et les australopithèques). Une première qui doit beaucoup à l’état de conservation très inhabituel des deux sediba, tombés dans une cavité et enfouis rapidement.

Trois analyses pour une première

L’analyse des microtraces sur leurs molaires en parfait état met en lumière une diète originale, notamment pour le plus jeune spécimen, qui s’est attaqué à des aliments relativement coriaces par rapport à d’autres hominines. L’analyse isotopique du carbone contenu dans l’émail indique quant à elle que sediba se nourrissait copieusement de plantes en C3 – un type de photosynthèse utilisé par la majorité des végétaux, dont les arbres. Une singularité par rapport aux 81 spécimens d’australopithèques et d’Homo** déjà étudiés, volontiers clients de plantes en C4, dont font partie les graminées (la palme revenant à Paranthropus boisei, surnommé fort mal à propos le casse-noisettes). L’alimentation de Sediba ressemblait donc plus à celle de certains chimpanzés… ou des girafes !

Mais la plus grande surprise vient de l’examen de 38 phytolithes, des microfossiles végétaux piégés dans le tartre dentaire. Alors que « les autres australopithèques mangeaient régulièrement des plantes en C4, issus des environnements ouverts et des prairies », indique Amanda Henry, aucune trace chez sediba ! À la place, un assortiment varié de plantes en C3 (voir photo ci-dessous), dont des tissus ligneux et de l’écorce, dont la consommation n’avait jamais été documentée.


Phytolithes extrait du tarter dentaire de MH1. a, phytolithe de fruit de plante dicotylédone. b phytolithe de, bois ou d’écorce de dicotylédone. c, A phytolithe d’herbe en forme de petite bulle. d, A phytolithe de carex. Echelle, 50 µm.

Les indices disponibles sur le paléoenvironnement de sediba sont livrés par les sédiments, un probable coprolithe de carnivore et des fossiles des genres Equus et Megalotragus. Ils signalent la présence d’un couvert boisé de type « forêt-galerie », jouxtant des prairies abondantes où paissaient des herbivores. Compte tenu de la disponibilité de ces ressources, sediba paraît donc avoir été une fine bouche, sélectionnant, à dessein plutôt que par nécessité,  une grande diversité d’aliments différents. Écorce comprise.

 

Sediba a-t-il la gueule de bois ?

Lee Berger, père de sediba, a exprimé sa très grande surprise à la découverte de ces résultat, confessant qu’il n’aurait jamais imaginé que son fossile puisse consommer de l’écorce. La communication de cette publication s’est bien entendu appuyée sur cette curiosité alimentaire.

MH2 et MH1, les deux spécimens de sediba trouvés à Malapa

Mais est-ce si surprenant ? Les primatologues relèveraient immédiatement, comme le souligne Berger lui-même, que l’écorce est au menu de certains singes, comme les orangs-outans. Comme nous l’avons vu avec Pascal Picq au sujet du régime alimentaire de l’homme, nous avons co-évolué avec les arbres, et il n’est à cet égard guère surprenant qu’un hominine, parent proche de notre lignée, en ait fait un mets de choix. En fin de compte, ce petit particularisme de sediba ne fait que s’inscrire assez logiquement dans la grande palette d’adaptations des australopithèques, qui évoluaient sur le continent africain, à partir de 4 millions d’années, dans un environnement en mosaïque aux ressources alimentaires très diversifiées.

Les résultats ne font donc que suggérer « une variété encore plus grande que ce que l’on pensait », note à juste titre Amanda Henry. Mais ils soulèvent aussi de nouvelles interrogations, peut-être plus importantes, sur l’organisation sociale de ces australopithèques : « vivaient-ils en grands ou en petits groupes ? Devaient-ils parcourir de longues distances quotidiennement pour trouver suffisamment de nourriture ? » La scientifique n’a pas encore les réponses à ces questions, mais poursuivra sa collecte de phytolithes en Afrique du Sud, sur d’autres restes de sediba issus de Malapa ainsi que sur d’autres espèces d’australopithèques. Une autre question reste en suspens : quid de la consommation de viande, sur laquelle les analyses effectuées jusqu’à présent restent muettes, mais que les chercheurs estiment tout à fait probable.

Après avoir « brouillé l’origine de l’homme », en révélant des traits qui l’apparentent à la fois aux australopithèques et au genre Homo (voir l’explication de texte de Pascal Picq dans cet article de Libé, sediba refait parler de lui. Cette fois en dévoilant des habitudes alimentaires qui le rapprochent du chimpanzé…

Cette espèce décidément inclassable semble ainsi adresser un pied de nez aux paléontologues – Lee Berger en tête – qui l’ont positionné un peu rapidement sur notre arbre évolutif comme un pré Homo, c’est-à-àdire l’ancêtre directe de sapiens, quitte à chambarder toute la classification, et notamment le fait que l’apparition du genre Homo est antérieure à sediba… Empressement que n’a hélas pas manqué de railler le mal nommé evolutionnews.org (site qui promeut l’Intelligent Design), réjoui qu’un ancêtre de l’homme putatif morde, non pas la poussière, mais l’écorce…

Une autre version de cet article a été publiée dans le cahier sciences et techno du Monde daté du 7 juillet 2012.

* Homininé ou hominine ? C’est un cas classique d’ambiguïtés sur la dénomination des groupes taxonomiques. Bien que de nombreux auteurs, spécialistes y compris, utilisent le terme homininés, j’opte pour ma part pour la position cladiste, (G. Lecointre & H. le Guyader, La classification phylogénétique du vivant), qui correpond bien à la terminologie anglo-saxonne et qui distingue : les Hominines (Homo et autres Australopithèques), les Panines (Chimpanzé commun et Bonobo (chimpanzé nain), les deux groupes constituant à leur tour les Homininés (avec accent). Notons que l’un et l’autre n’ont en tout cas rien à voir avec les hominidés, terme qui a hélas été utilisé par Le Monde lors de l’édition de l’article.

** Ardipithecus ramidus, Australopithecus africanus, Paranthropus boisei et Paranthropus robustus, Homo non identifiés (erectus ou habilis)

l’astrocladistique, ou l’astrophysique en blouse de biologiste

Didier Fraix-Burnet est un astrophysicien pas tout à fait comme les autres. Au sein de l’Institut de Planétologie et d’Astrophysique de Grenoble, il s’intéresse aux galaxies… mais sous l’angle de la biologie ! Plus précisément, de la cladistique, cette méthode classificatoire utilisée par la biologie évolutionniste moderne. Son but : mieux comprendre la diversité des galaxies en examinant comment elles sont arrivées à leur état physique et chimique actuel. Car la forme seule d’une galaxie ne renseigne pas sur son histoire…


(Ce billet reprend mon article pour Ciel et EspaceLes galaxies évoluent, l’astrophysique aussi”, N° 498, Novembre 2011, pp 52-55)

J’y ajouterai trois choses :

  • un remerciement: à JP Colin, blogueur ami et artisan classificateur qui s’est essayé à dresser la phylogénie des créatures d’heroic fantasy, me fournissant par la même occasion l’idée de l’article
  • une réjouissance :  il y a des livres dont on dit qu’ils sont maudits… peut-être en existe-t-il des bénéfiques aussi ? tel Classification phylogénétique du vivant de Guillaume Lecointre et Hervé Le Guyader, qui, outre l’exemple qui va suivre, a inspiré à Denis van Waerebeke l’idée du documentaire Espèces d’espèces, et se trouve peut-être à l’origine de bien d’autres vocations…
  • une remarque prudentielle : à l’époque de la rédaction de cet article, ledit Hervé Le Guyader a aimablement accepté de consacrer partie de son week end à la lecture d’un papier d’astrocladistique… pour, hélas, s’abstenir de tout commentaire,  faute de connaissance en astrophysique et, semble-t-il, parce qu’il tiquait sur l’usage du terme “évolution” en dehors du spectre du vivant… Sa réticence souligne un problème de fond : la cladistique, ça peut marcher avec n’importe quoi (n’est-ce pas JP Colin ?) ; le plus dur est d’en inférer une histoire évolutive qui fasse sens.

[Pour un rappel de ce que sont la cladistique et la classification phylogénétique: suivez les explications de l'aliocha...]

[le blog de Didier Fraix-Burnet, consacré à l'astrocladistique]

 

“Les galaxies évoluent, l’astrophysique aussi”

Le parcours de Didier Fraix-Burnet est une belle histoire, de celles qui montrent que la recherche avance aussi de façon non linéaire, par de petits pas de côté imprévus. Elle remonte à 2001. Le chercheur travaille depuis plus de dix ans sur des phénomènes de hautes énergies, les jets extragalactiques. Un article du journal Le Monde va changer la donne. En ce 16 mai 2001 (Didier Fraix-Burnet se souvient encore de la date !), le quotidien publie un entretien avec les systématiciens Hervé Le Guyader et Guillaume Lecointre, “L’art de la classification du vivant est devenu une science”, dans lequel ils expliquent l’apport de la cladistique (du grec ancien klados signifiant « branche ») à la théorie de l’évolution.

A première vue, nous sommes loin des objets de prédilection de l’astrophysique. Mais pas aux yeux de Didier Fraix-Burnet, frustré qu’aucun modèle n’arrive à rendre compte du caractère changeant voire relativement éphémère de certains phénomènes, comme les noyaux actifs des galaxies. Le chercheur a un véritable « flash » : la méthode classificatoire de la biologie évolutionniste est l’outil qui manque à sa discipline. Deux mois après cette lecture, il commence à travailler sur le sujet. Se renseigne sur la méthode statistique pour savoir si elle est transposable. La cladistique est utilisée en archéologie, en linguistique, en anthropologie, en éthologie, ou bien encore pour étudier l’histoire des textes (stemmatique)… Bref, partout où il s’agit de reconstruire une histoire évolutive. Didier Fraix-Burnet est très vite convaincu qu’il n’y a pas de réel problème pour l’adapter aux objets célestes.

Tout au moins en théorie. En pratique, il a fallu un « très gros effort » au chercheur pour se familiariser avec des méthodes qui sont « compliquées pour les statisticiens eux-mêmes ». Si la cladistique est aride, ses principes de base sont relativement simples. C’est au zoologiste et entomologiste allemand Willi Hennig (1913-1976) que l’on doit ses règles logiques. Elle cherche à dégager une parenté entre les espèces, vivantes ou fossiles, fondée sur le partage de caractères uniques. L’histoire évolutive qui en découle peut être visualisée sur un arbre phylogénétique (ou cladogramme). L’arbre retenu est le plus « parcimonieux », c’est-à-dire celui qui nécessite le moins de modifications des caractères pour fonctionner. Selon l’expression du systématicien Guillaume Lecointre, la cladistique dit « qui est plus proche parent de qui » et non plus « qui descend de qui ». C’est un changement majeur par rapport aux méthodes de classification antérieures qui reposaient sur des schémas de descendance plus ou moins subjectifs.

 

le diapason de Hubble est longtemps resté la seule manière de classer les galaxies. Ce diagramme qui trace une évolution temporelle par analogie de formes est aujourd'hui dépassé. Mais par quoi le remplacer ?

 

Ordonner une avalanche de données nouvelles

Mais quel besoin a-t-on de classifier ainsi les galaxies ? De connaître leur histoire ? Ne peut-on se contenter des méthodes de classification traditionnelles ? Celles-ci, encore largement utilisées par les astronomes, se basent fondamentalement sur l’apparence. Elles ne prennent en compte que quelques unes de leurs caractéristiques : leur morphologie (le fameux diapason de Hubble), leur couleur, leur luminosité infrarouge, leur activité nucléaire… Difficile, donc, pour ces simples « catalogues d’objets » de rendre compte de la diversité (les galaxies « irrégulières », par exemple, démontrent la limite d’un tel classement : elles ne rentrent pas dans les « cases » !). De plus, le développement récent de l’observation infrarouge a réservé quelques surprises par rapport aux classifications établies sur la base du rayonnement visible : par exemple, la galaxie du Sculpteur (NGC 253), qui ressemble à une spirale serrée en lumière blanche présente soudainement en infrarouge une barre centrale… On ne voit pas forcément la même forme selon le mode d’observation !

Pour parfaire leur classification, les chercheurs utilisent aussi des analyses statistiques, dites multi-variées, qui permettent d’établir des groupes homogènes à partir d’un grand nombre de caractéristiques. Le problème est alors de savoir comment interpréter ces similitudes statistiques globales…

Reste la cladistique. Elle va tenter de décrire une galaxie, de façon complète, en examinant l’évolution de ses constituants physiques et chimiques. Plus les astronomes regardent loin, plus ils regardent dans le passé, comme des paléontologues. Classer des objets sans connaître leur histoire ne peut donc plus suffire. La cladistique cherche à pallier ce manque dans la connaissance des objets célestes.

Si l’on attendu aussi longtemps pour remettre en cause les classifications traditionnelles, c’est d’abord une affaire de quantité d’informations. Avec les armadas de très gros télescopes, des millions de données concernant des milliers de galaxies s’entassent dans les laboratoires. Il faut les synthétiser. Classer. Tacher d’appréhender la complexité et l’histoire des objets, si l’on veut mieux comprendre ce que l’on observe. Le parallèle avec l’histoire de la biologie est évident : la classification du vivant est d’abord née de besoins très pragmatiques en botanique (on soignait essentiellement par les plantes) ; elle ne s’est étendue au règne animal que lorsque le nombre d’espèces connues a commencé à devenir très important. C’est à ce phénomène de saturation qu’arrive maintenant l’astrophysique. Elle est confrontée à un changement d’échelle dans la quantité d’information collectée. Quoi de plus logique, dès lors, que d’emprunter les recettes de la biologie ?

Didier Fraix-Burnet ne s’est pas lancé seul dans cette nouvelle discipline . Contrairement à Sidney van den Bergh (1929- ), spécialiste reconnu de la classification des galaxies qui s’est essayé à l’exercice mais sans aboutir à rien de concluant, il a mis tous les atouts de son côté en s’associant d’autres compétences. Notamment celles des biologistes Philippe Choler, du Laboratoire d’´Ecologie Alpine de Grenoble, et d’Emmanuel Douzery, du Laboratoire de Paléontologie, Phylogénie et Paléobiologie de l’Institut des Sciences de l’Evolution de Montpellier. Mais aussi celle de mathématiciens, de statisticiens et, tout de même, d’un astronome, Emmanuel Davoust, de l’Institut de Recherche en Astrophysique et Planétologie à Toulouse.

A entendre Didier Fraix-Burnet, ses incursions en territoire inconnu ne laissent pas indifférents dans la communauté. Mais, pour l’instant, sans déclencher de vocation… Les données sur les galaxies nécessaires à la classification existent, pourtant, et sont facilement accessibles. Pas besoin non plus de grosse puissance de calcul pour faire tourner les algorithmes, ni de développement informatique : les logiciels de cladistique existants, basiques et non spécifiques, suffisent aux besoins naissants. Il serait donc facile à d’autres équipes de suivre la trace de Didier Fraix-Burnet. Mais il reste pour l’instant, à sa connaissance, le seul à s’être lancé dans l’aventure. De son point de vue, sa position marginale tient sans doute à un cloisonnement culturel qui à la peau dure : les physiciens resteraient réticents car non formés aux méthodes d’analyse statistiques dont sont friandes les sciences du vivant ainsi que les sciences humaines et sociales.

La galaxie du Sculpteur, une galaxie inclassable: un astre n'a pas forcément le même aspect selon la longueur d'ondes à laquelle on l'observe ; dans l'infrarouge (en haut), le Sculpteur révèle une barre d'étoiles masquée en lumière visible (en bas).

 

Des premiers résultats encourageants

En 2006, Didier Fraix-Burnet est fin prêt pour commencer à défricher un champ de recherche encore vierge. Il s’attache d’abord à détailler sa méthode d’application de la cladistique aux objets célestes dans deux articles publiés dans le Journal of Classification. La même année, il passe à la pratique sur les galaxies naines du Groupe local et en publie les résultats dans Astronomy & Astrophysics. Deux autres résultats suivront, l’un sur les amas globulaires de notre galaxie (2009), le plus récent sur le plan fondamental des galaxies (2010).

Dans l’étude pionnière sur les galaxies naines du Groupe local, l’idée est de commencer par des choses simples pour être sûr d’aboutir à quelque chose. D’où le choix d’un petit échantillon (36 galaxies), qui simplifie le travail statistique de constitution des arbres évolutifs. D’où, aussi, le fait d’étudier des objets proches, dont on peut facilement déterminer un grand nombre de paramètres physiques et chimiques : masse, composition chimique, vitesse de rotation, vitesse de dispersion… 24 caractères en tout sont pris en compte, chose difficilement réalisable avec des objets plus lointains. Résultat : un arbre phylogénétique suffisamment robuste qui permet d’identifier cinq groupes de galaxies naines différents. Selon cet arbre, la dichotomie simpliste entre galaxies sphériques et irrégulières qui prévalait jusqu’alors ne tient plus. Mieux, les deux types de galaxies seraient formés à partir d’un seul « ancêtre ». Les hypothèses sur la formation de ces galaxies naines ne sont plus du tout les mêmes selon qu’on considère un seul ou plusieurs processus de formation ! Si l’arbre dit juste, l’utilité de la cladistique est donc démontrée. Pour Didier Fraix-Burnet, ces premiers résultats concrets montrent le bien fondé de sa nouvelle approche. La méthode initiale fonctionne. Il reste maintenant à la perfectionner.

Demain, une nouvelle classification des galaxies ?

De là à bâtir une nouvelle classification des galaxies, il y a tout de même un pas de géant. Le chercheur ne l’envisage pas dans un proche avenir. Il reste de nombreuses difficultés, de nombreuses pistes à explorer. Une classification n’a d’intérêt que si elle résout un problème particulier et elle n’est jamais définitive. Dans l’immédiat, classifier n’est donc pas un objectif en soi. Ce qu’il faut, c’est d’abord mieux comprendre, en explorant divers types de galaxies. La classification viendra après. Avec les méthodes actuelles, on peut établir des cladogrammes portant sur quelques 700 galaxies. Pour obtenir une nouvelle classification complète, il faudrait pouvoir en étudier… 1 million !

En biologie, la cladistique a chamboulé les dénominations usuelles. Les groupes des reptiles ou des poissons, par exemple, n’ont plus de sens aujourd’hui, mais on continue pourtant à parler de poissons et de reptiles. L’astrocladistique, qui n’en est encore qu’à ses balbutiements est encore très loin d’être confrontée à ce genre de problème sémantique. Les galaxies spirales, elliptiques ou barrées qui nous sont familières feront partie du bestiaire astronomique pendant encore un bon moment.

 

Cet arbre phylogénétique (ou cladogramme) retrace l’histoire évolutive la plus probable pour 14 galaxies naines du Groupe local, à partir de l’étude de  24 caractères physiques et chimiques. Il s’agit de l’arbre le plus « parcimonieux », c’est-à-dire nécessitant le moins de modifications de caractères (on parle de « sauts ») depuis un type ancestral unique jusqu’à la diversité de galaxies actuelles.

A chaque embranchement, les deux nombres indiquent la robustesse du modèle : le nombre du haut correspond au « boostrap » (succession de 1000 rééchantillonnages ; le nombre indique en pourcentage combien de fois on retombe sur le même résultat ; un résultat de 70% est considéré comme assez robuste) ; le nombre du bas correspond au « decay » (le nombre de « sauts » supplémentaires qu’il faudrait pour invalider le nœud ; plus il est élevé, mieux c’est).

pas de quoi grimper aux arbres ?

Vertus pédagogiques pour cet arbre de la famille humaine qui permet de cliquer sur chaque groupe et chaque espèce pour avoir plus d’infos. Malheureusement, la figure de l’arbre du vivant, popularisée sous cette forme réaliste par Haeckel (et non par Darwin !) véhicule le concept éculé et anthropocentrique d’Échelle des êtres (Homo sapiens est au sommet). ©Smithsonian Institution


A escalader avec prudence donc, sur le site du Smithsonian

 

l’Aliocha en prend pour son clade

Vous avez du mal à faire le distinguo entre les grades et les clades, entre la systématique évolutionniste classique et la systématique phylogénétique ? Pas de problème, l’Aliocha, assez friand de bêtises, a bien compris qu’il n’en prend désormais plus “pour son grade” lorsqu’il se fait gronder, mais pour son “clade”. Ses explications sur l’apport de la systématique phylogénétique :

que ce soit pour mon grade ou pour mon clade, c'est pas juste...

La recherche d’une descendance est liée au concept de grade (forgé par Thomas Huxley). Le grade renvoie à une échelle temporelle des êtres, ordonnée du plus simple au plus complexe (les primates au sommet et l’homme au sommet des primates). Les fossiles du passé sont considérés comme les ancêtre potentiels d’animaux actuels qui leur ressemblent globalement, mais qui ont évolué malgré tout. L’idée logiquement fausse de « fossile vivant » procède de cette confusion temporelle.

La notion de grade a longtemps persisté du fait de la valeur que nous attribuions à notre propre espèce. Dans le cadre de la théorie synthétique de l’évolution élaborée au cours des années 1930 et 1940, la systématique évolutionniste a classé les espèces à partir de leurs ressemblances et avec des idées préconçues sur une séquence évolutive menant jusqu’à l’homme, matérialisées par les grades.

Avec l’apparition de la cladistique, ou systématique phylogénétique, on abandonne la notion de grade au profit du clade (du grec klados, branche). La classifications devient la stricte conséquence d’une histoire évolutive et les ressemblances entres espèces l’expression d’une relation de parenté, non d’une descendance.

C’est au zoologiste et entomologiste allemand Willi Hennig (1913-1976) que l’on doit les règles logiques de la systématique phylogénétique. Le système hiérarchisés de valeurs qui justifiait les grades (complexité, niveau adaptatif…) n’a plus cours. Le statut du fossile change : on ne l’agence plus sur un arbre généalogiques en tant qu’ancêtre d’une espèce vivante mais on le considère au même titre qu’une espèce vivante pour déterminer leur apparentement. La systématique phylogénétique cherche à mettre en place des groupes monophylétiques, c’est-à-dire composés d’un ancêtre hypothétique commun et de l’ensemble de ses descendants (ce qui pose des problèmes pour les groupes usuels tels que les reptiles et les poissons, non cohérents).

Les arbres phylogénétiques, ou cladogrammes, relient les espèces en fonction de leurs ressemblances, les embranchements traduisant une parenté fondée sur le partage de caractères uniques et non une spéciation. Selon l’expression de Guillaume Lecointre, « le cladogramme dit « qui partage quoi avec qui » et donc « qui est plus proche parent de qui » et non pas « qui descend de qui » ». La question n’est donc plus : « L’homme descend-il du singe et lequel ? » Mais : « De quel singe l’homme est-il le plus proche parent ? Et quels caractères partage-t-il avec lui ? »

Comparaison entre classifications classique et phylogénétique. Dans cette dernière le groupe des poissons n'existe plus. Le « poisson » Cœlacanthe est plus proche des humains que de la truite, comme le montrent les études en phylogénie. Source wikimédia commons / toony via Wikimedia Commons

 

Dans Les origines de l’homme expliquées à nos petits-enfants, Pascal Picq utilise ce dialogue avec sa jeune interlocutrice pour résumer l’apport de la systématique phylogénétique :

“As-tu un frère ou une sœur ?
- Oui
- Tu es bien d’accord que c’est la personne qui te ressemble le plus au monde ?
- Bien sûr !
- Et pourquoi ?
- Trop facile, parce que nous avons les mêmes parents.
- Eh bien, Darwin dit que c’est exactement pareil entre les espèces. Avec la systématique évolutionniste, tu dirais que tu descends de ton frère ou de ta sœur ; avec la systématique proposée par Darwin et que l’on appelle aujourd’hui systématique phylogénétique, tu dis que toi et tes frères et sœurs descendez des mêmes parents.”

Simple, non ? Merci l’Aliocha.

 


Ce texte s’appuie sur deux petits ouvrages tout à fait recommandables :

  • Hervé Le Guyader, Classification et évolution, Le Pommier, 2003
  • Pascal Picq, Les origines de l’homme expliquées à nos petits-enfants, Seuil, 2010