Darwin était-il raciste ?

Suite et fin de la série de 3 billets sur la dérive raciste de l’expression “l’homme descend du singe”. Après un billet consacré à la Vénus Hottentote et un autre consacré aux élucubrations classificatoires du médecin anglais Charles White, faisons le point sur le prétendu racisme de Darwin.

Et commençons par re-dissiper un malentendu. Ainsi que l’ont montré les billets précédents, les Européens ont adopté une représentation hiérarchique des races humaines bien avant d’admettre un quelconque tranformisme – i.e. étaient racistes bien avant que Charles Darwin publiât L’Origine des espèces. Cédric Grimoult, dans l’ouvrage Créationnismes, mirages et contrevérités, cite le biologiste et généticien Michel Veuille à l’appui de cette idée :

Avant qu’aucun idée transformiste eût été avancée, le “nègre” se plaçait déjà, dans l’ordre de la nature, sur la ligne descendante allant de l’homme “parfait” au singe…1


Il n’en reste pas moins que, par calcul ou ignorance, les contempteurs de tous poils ont maintes fois reproché à Darwin d’être un chantre de l’inégalité des races.

Did-darwin-promote-racism

Un exemple de propagande parmi d’autres, due à l’officine créationniste Answer in Genesis

Les accusations portées à son encontre sont de deux ordres. Les premières tiennent moins à ses convictions qu’à celles des diverses personnalités avec qui il fut en rapport professionnel ou intime. Ainsi pointe-t-on souvent les idées eugénistes et racistes de son cousin Francis Galton ou l’action de son propre fils, Francis Darwin, à la tête de la Fédération internationale des organisations eugénistes. Dans la continuité de ces accusation, et de façon curieuse, on lui reproche également une supposée absence d’engagement contre le racisme, comme si cela valait caution.

Dans Darwin n’est pas celui qu’on croit, idées reçues sur l’auteur de L’Origine des espèces 2, Patrick Tort pourfend de façon salutaire ces griefs dénués de fondement en rappelant que les rapports épistolaires que Darwin entretenait avec son encombrant cousin se limitaient à des questions professionnelles. Concernant son fils, il souligne que ses activités ne pouvaient bien évidemment nullement condamner son père par une sorte de contamination ascendante ! Pour ce qui est de l’engagement, Tort rappelle également que la naturaliste anglais eut à s’impliquer au sein de l’Ethnological Society et que ses écrits témoignent sans ambiguïté de sa révolte personnelle contre l’esclavagisme.

Le second registre d’accusation de racisme tient aux écrits de Darwin, en particulier à certains passages de La Filiation de l’homme, qui peuvent, assurément, choquer un lecteur actuel (du moins le genre de lecteur qui s’étonnerait que soit prononcé le mot “Nègre” dans le biopic sur Lincoln, par exemple).

On trouve par exemple, dans certains ouvrages de vulgarisation, assortis de commentaires moralisateurs, cette mise en parallèle du « visage profondément sillonnée et fastueusement coloré, pour devenir plus attrayant pour la femelle »3 du mandrill africain avec les peintures du visage des bandes rouges, bleues, blanches ou noires des « nègres » et de divers sauvages. Ou cette observation sur « les facultés mentales des animaux supérieurs [qui] ne diffèrent pas en nature, bien qu’elles diffèrent énormément en degré, des facultés correspondantes de l’homme, surtout de celles des races inférieures et barbares »4.

Pour ne rien masquer de ce qui peut consterner un lecteur non averti, cet extrait est également souvent cité :

Quiconque a vu un sauvage dans son pays natal n’éprouvera aucune honte à reconnaître que le sang de quelque être inférieur coule dans ses veines. J’aimerais autant pour ma part descendre du petit singe héroïque qui brava un terrible ennemi pour sauver son gardien, ou de ce vieux babouin qui emporta triomphalement son jeune camarade après l’avoir arraché à une meute de chiens étonnés, – que d’un sauvage qui se plaît à torturer ses ennemis, offre des sacrifices sanglants, pratique l’infanticide sans remords, traite ses femmes comme des esclaves, ignore toute décence, et reste le jouet des superstitions les plus grossières.5

Au moins ne pourra-t-on pas accuser Darwin de ne pas aimer les singes…

Au-delà de ça, l’affirmation suivant laquelle le naturaliste anglais était raciste repose en général, selon Tort, sur « des montages de citations hors contexte » (ce que nous venons de faire pour la bonne cause) et sur « un véritable déni de la logique profonde et de la cohérence complexe de la pensée de Darwin »6.

Il faut pour comprendre les citations ci-dessus, se garder de tout anachronisme et distinguer clairement le sentiment de supériorité dont souffrait tous les Européens blancs de l’époque, sans que Darwin y fît exception, du racisme proprement dit, qui repose, selon la définition de Tort, sur trois composantes.

  1. D’abord une inégalité entre humains reposant sur le primat du biologique, donc un déterminisme, à la fois persistant et transmissible.
  2. Ensuite la pérennité et l’irrévocabilité de cette inégalité, qui découlent logiquement de ce qui précède.
  3. Et enfin un discours de prescription (ou des actes) visant à concrétiser cette hiérarchie naturelle dans une domination sociale au besoin brutale.

Aucune de ces trois composantes ne saurait qualifier les écrits, la pensée ou les actes de Charles Darwin. Accuser de Darwin de racisme est non-sens et n’a d’autre visée que polémique et idéologique.

  1. M. Veuille, La Sociobiologie, Paris, Presses universitaires de France, “Que sais-je”, 1986, p.118.
  2. P. Tort, Darwin n’est pas celui qu’on croit, idées reçues sur l’auteur de L’Origine des espèces, Paris, Le Cavalier Bleu, p.101-119.
  3. C. Darwin, La descendance de l’homme et la sélection sexuelle, Paris, Reinwald, 1876, p.662.
  4. Id., p.661.
  5. Id., p.752.
  6. P. Tort, Ibid., p.102

“L’homme descend du singe”: la dérive raciste (2)

Lorsque le singe désigne un autre homme : la dérive raciste de l’expression “l’homme descend du singe”

Cette série de 3 billets poursuit un travail sur l’expression “l’homme descend du singe” déjà évoqué sur le bLoug (à propos du procès du singe, du débat d’Oxford, ou encore de ce qu’en pensent les étudiants). Après un billet sur les élucubrations classificatoires du médecin anglais Charles White, voici celui consacré au triste rôle assigné aux Bochimans et aux Hottentots, avant un dernier qui fera le point sur le prétendu racisme de Darwin.

La Vénus hottentote sur le billard

Tweeter


Après Chales White et d’autres, l’anatomiste et anthropologue Paul Pierre Broca (1824-1880) s’essaie à son tour, par des mesures objectives, à démontrer qu’il existe une hiérarchie des races humaines. Il cherche à reconstituer le grand escalier du progrès humain, du chimpanzé à l’homme blanc. Comme le relève Stephen Jay Gould, le racisme de Broca n’a rien de particulièrement virulent au regard de celui des savants de son temps (évidemment blancs – et masculins), mais il se distinguait tout de même en montrant :

« un peu plus d’acharnement dans l’accumulation de données sans lien véritable avec son sujet, et qu’il présentait ensuite après les avoir soigneusement sélectionnées, pour défendre ses conceptions pleines d’a priori. »[1]

Broca s’intéresse à la taille du crâne – et réalise des mesures qui vont à l’appui de sa thèse – ainsi qu’au rapport des longueurs du radius et de l’humérus (les avant-bras longs étant une caractéristique classique des singes). La mesure de ce rapport (égal à 0,794 chez les Noirs et 0,739 chez les Blancs) paraît aller dans son sens… à l’exception de celui du squelette de la célèbre Vénus hottentote ! Ce qui le contraint à abandonner cette preuve.

La Vénus hottentote n’apparaît pas par hasard dans l’échantillon de Broca. Sur l’échelle raciste qui guide bon nombre de travaux scientifiques de l’époque, certains peuples ont le triste privilège de truster à peu près continûment les barreaux les plus bas, au voisinage immédiat des chimpanzés ou des orangs-outans. Les Bochimans et les Hottentots (ou plus justement, les Khoïkhoï) d’Afrique du Sud en font incontestablement partie. On insiste alors à loisir sur leur apparence et leurs mœurs simiesques. Le dictionnaire de pédagogie de Buisson (1882), livre ainsi cette appréciation d’Edmond Perrier, rédacteur d’un article sur les races humaines qui entend  révéler un  lien chronologique entre singe et homme ; l’auteur prend l’exemple des Bochimans, qu’il décrits comme :

« inférieurs aux Hottentots, avec qui ils présentent plusieurs traits de ressemblance […] leurs bras au contraire très longs, comme chez les singes anthropomorphes, dont ils ont encore les mouvements des lèvres, les allures brusques et capricieuses, les oreilles petites… »[2]

White (encore lui !) signalait déjà que :

« les femmes hottentotes ont des poitrines si flasques et pendantes qu’il leur suffit de lancer leur sein par-dessus l’épaule pour nourrir l’enfant qu’elles portent sur le dos »


Bushmen’ Display from the Crystal Palace Exhibition (Pitt Rivers photographic collection in Oxford)

Le compte rendu de l’exposition d’une famille de Bochimans dans le Hall égyptien de l’Exposition Universelle de Londres en 1847 multiplie ce genre d’observations :

« Leur apparence est à peine plus belle que celle des singes. Ils sont toujours accroupis, en train de se réchauffer près du feu, en caquetant ou en grognant. Ils sont maussades, muets et sauvages ; ils ont des penchants presque purement animaux sous une apparence pire encore. »[3]

L’assimilation des Bochimans aux animaux était profondément ancrée : le terme était selon certains savants la traduction littérale du mot malais orang-outan signifiant « homme de la forêt » et des colons hollandais ont soi-disant abattu et mangé un Bochiman au cours d’une partie de chasse, le prenant pour l’équivalent africain d’un orang-outan…

En 1817, la Vénus hottentote fut disséquée par Georges Cuvier, qui avait pu l’observer de son vivant (elle était décédée en 1815). Ses observations figurent dans ce volume des Mémoires du Muséum (p259 et suivantes).

Notre “Napoléon de l’intelligence” cherchait à établir la preuve de l’infériorité de certaines races et se plut à souligner les caractéristiques soi-disant simiesques de la Vénus (qu’il qualifie de “Bochimanne”). Ainsi son nez épaté (« De ce point de vue, je n’ai jamais vu de tête humaine plus semblable aux singes que la sienne »[4]), son fémur, la petite taille de son crâne (sans tenir compte du fait qu’elle ne mesurait que 1,37 m) ainsi que certaines réactions (« ses mouvements avaient quelque chose de brusque et de capricieux qui rappelait ceux du singe. Elle avait surtout une manière de faire saillir ses lèvres tout à fait pareille à celle que nous avons observée chez l’orang-outang »[5]).

De façon curieuse, Cuvier relevait aussi, sans y percevoir de contradiction, que la Vénus était une femme intelligente, douée pour les langues, et avait une main charmante… C’est toujours ça de pris.

 

Polyphylétisme et évolution régressive

L’essor des théories évolutionnistes n’allait guère améliorer le sort réservé aux Hottentots et Bochimans dans les phylogénies humaines au soubassement raciste.

Cette illustration tirée tirée de l’édition de 1874 de l’ouvrage de Ernst Haeckel, Anthropogénie, s’inscrit dans une longue tradition de préjugés racistes sur la supériorité de l’homme Blanc dans le règne animal et sur les autres « races » humaines, mais elle spécifiquement évolutionniste, puisque Haeckel s’appuie sur sa théorie de la récapitulation pour établir la supériorité raciale des Blancs d’Europe du Nord et classer les races noires à proximité du singe.

Dès le 19e, puis surtout au 20e siècle, divers auteurs, tombés dans l’oubli, développent la thèse du polyphylétisme, qui cherche à enraciner chacune des grandes « races » humaines dans une espèce de grand singe. Le principe sous-jacent est que différents territoires ont vu éclore différentes formes humaines et différentes formes de grands singes, ce qui se traduit par des similitudes morphologiques comme la forme du crâne ou la couleur de la peau.

En fonction des auteurs, le nombre de branches reconnues varie et le corpus fluctue : certains prennent en compte les hommes fossiles dans l’établissement de la séquence, d’autres non ; certains se limitent aux singes de l’Ancien Monde, d’autres élargissent aux singes du Nouveau Monde (à queue !), voire aux prosimiens.

Le polyphylétisme selon Hermann Klaatsch (in “Die Aurignac-Rasse und ihre Stellung im Stammbaum der Menschheit,” Zeitschrift für Ethnologie, 1910, vol. 42, p. 567.)

En 1910, l’Allemand Hermann Klaatsch (1863-1916) propose de rattacher « les nègres au gorille, les blancs au chimpanzé et les jaunes à l’orang-outang »[6]. L’Italien Gioacchino Sera ira jusqu’à 6 branches incorporant variétés humaines, grands singes et singes de l’Ancien et du Nouveau monde (« l’hypothèse la plus extraordinaire de toutes, par son éclatement le plus total »[7]).

Avec le polyphylétisme, le préjugé raciste sort par la porte pour mieux rentrer par la fenêtre : l’ascendance simienne vaut aussi pour l’homme blanc, mais la hiérarchisation des races demeure d’actualité, la position privilégiée de l’homme blanc étant recherchée à chaque stade évolutif : le meilleur singe, le meilleur homme possible, pour évidemment finir par la meilleure race actuelle.

Ce type de vision a persisté jusque tard au XXe siècle : en 1960, le magazine Life consacré à l’évolution et préfacé par Jean Rostand, publiait un arbre évolutif reconduisant les classifications du XIXe siècle :

« la race négroïde dérive des australopithèques, la race mongoloïde dérive de l’homme de Pékin et la race caucasoïde de l’homme de Néandertal »[8].

Et là encore, en fin d’article, les pauvres Bochimans étaient impitoyablement relégués tout au bas de l’échelle :

« Sans chercher à rattacher l’homme à ces animaux, n’est-il pas permis de se demander ce que feraient les zoologistes d’êtres inférieurs aux Bochimans : et ces êtres n’ont-ils pas réellement existé ? »[9]

Comme il doit être très rigolo de s’amuser à hiérarchiser les êtres, pourquoi ne pas le faire dans l’autre sens ? En envisageant non pas une évolution du bas vers le haut, mais une régression du haut vers le bas ? Comme le note Richard Dawkins :

« dans les légendes traditionnelles de tribus du Sud-Est asiatique et d’Afrique, l’évolution va à rebours de la vision classique qui prévaut en général : leurs grands singes locaux passent pour des humains déchus. »[10]

Cette idée de régression, sorte de miroir inversé de la séquence que cherchait ordonner White, a bien été exploitée. Elle est au centre d’un épiphénomène chrétien du préjugé raciste dans les années 1940 : l’évolution régressive[11] (abordée dans ce billet, désolé pour la redite). Georges Salet et Louis Lafont, les deux auteurs de l’essai éponyme publié en 1943 étaient convaincus de la régression des races les unes par rapport aux autres à cause du péché originel (comme quoi on peut être polytechnicien et débile) :

« Ce n’est pas l’animal qui est devenu progressivement Homme, c’est l’Homme, dans des races peut-être plus coupables que les autres, qui a rétrogradé vers l’animalité. »[12]

Dans cette vision, l’homme ne descend plus du singe, il y retourne ! Du moins les races humaines plus coupables que les autres.

Un autre auteur, Henri Decugis, rejoint les deux précédents sur le thème de la dégénérescence. Les Hottentotes et les Bochimans (quelle surprise !), seraient les populations les plus dégénérées d’Afrique, proches de groupes paléolithiques éteints, donc menacés d’extinction prochaine :

« On peut supposer que nous sommes ici en présence de races déjà dégénérées chez lesquelles l’excédent de graisse était dû à un état organique défectueux qui a provoqué leur extinction dans toute l’Europe vers la fin de l’âge du Renne. »[13]

Bochimans et Hottentotes ont toutefois ceci pour se rassurer : dans la vision hautement pessimiste de l’auteur, toutes les espèces vivantes sont appelées à disparaître les unes après les autres. Attention, poésie :

« Le vieillissement des espèces vivantes est beaucoup plus avancé qu’on ne le croit communément. Aucune ne peut y échapper. [...] Seul, [l'Homme] se penche sur l’abîme sans fond vers lequel [son espèce] s’achemine pour y sombrer, lorsque son heure sera venue et pour s’endormir enfin dans le silence de la mort, pendant que de petits êtres restés primitifs, moins évolués — comme les Bactéries, les Infusoires et les Lingules — inertes, aveugles, sourds, vivront longtemps encore dans la vase froide et obscure du fond des Océans, puis s’éteindront à leur tour sans le savoir. »[14]

Tremble, lingule, ton tour viendra !

Voilà qui réconforterait sûrement beaucoup la Vénus Hottentote : les bactéries, les infusoires et les lingules étaient tout de même moins bien considérées par ces auteurs pleins de mansuétude.


[1] S. J. Gould, « La Vénus hottentote », Le sourire du flamant rose, Paris, Seuil, 1988, p.267.

[2] Cité par M.-P. Quessada, L’enseignement des origines d’Homo sapiens, hier et aujourd’hui, en France et ailleurs : programmes, manuels scolaires, conceptions des enseignants. THÈSE de DOCTEUR DE L’UNIVERSITÉ DE MONTPELLIER II en Sciences de l’Éducation, option Didactique de la biologie, 2008, p.95

[3] Ibid., p.269

[4] S. J. Gould, op. cit. , p.270

[5] Id.

[6] Cité par M.-P. Quessada, op. cit., p.69.

[7] Collectif, Homo sapiens, l’odyssée de l’espèce, Paris, La Recherche/Taillandier, 2005. p.25.

[8] Ibid. p.70.

[9] Ibid., p.95.

[10] R. Dawkins, Il était une fois nos ancêtres, Une histoire de l’évolution, Robert Laffont, 2007.

[11] Aussi étonnant que cela puisse paraître, il existe toujours des séquelles pseudo-scientifiques de cette théorie : voir http://www.biblisem.net/historia/perosing.htm

[12] Georges Salet & Louis Lafont, L’Évolution régressive, Paris, Éditions franciscaines, 1943, p. 66.

[13] H. Decugis, Le Vieillissement du monde vivant, Paris, Librairie Plon, 1943, p.364.

[14] Id.

“L’homme descend du singe”: la dérive raciste (1)

Lorsque le singe désigne un autre homme : la dérive raciste de l’expression “l’homme descend du singe”

Cette série de 3 billets poursuit un travail sur l’expression “l’homme descend du singe” déjà évoqué sur le bLoug (à propos du procès du singe, du débat d’Oxford, ou encore de ce qu’en pensent les étudiants). En attendant un billet consacré à la Vénus Hottentote et un autre qui fait le point sur le prétendu racisme de Darwin, amusons-nous un peu des élucubrations classificatoires du médecin anglais Charles White.

Dr Charles White (1728-1813), fan d’échelles (Joseph Allen, 1809 © Manchester City Galleries).

 

Tweeter

White, seul sur son échelle

Mais parfaitement, Monsieur, j’ai du sang noir ; mon père était un mulâtre, mon grand-père était un nègre, et mon arrière-grand-père était un singe ! Vous voyez que nos deux familles ont la même filiation, mais pas dans le même sens !

Alexandre Dumas

Propos prêté à l’écrivain en réplique à quelqu’un ayant chuchoté à son passage : « On dit qu’il a beaucoup de sang noir »)[1]

 

 

Les idées de Darwin ont été déformées jusqu’au XXe siècle pour faire prévaloir l’idée que les peuples non européens, à commencer par les Africains, sont des « races » intermédiaires entre les grands singes et les Européens blancs, sur une échelle rectiligne qui va des formes animales les moins évoluées aux plus perfectionnées. Ce dévoiement a souvent été mis en avant pour discréditer le darwinisme lui-même. Il procède d’un préjugé racial généralisé fortement ancré qui recouvre l’histoire, pré-évolutionniste, de la découverte des grands singes (dont nous avons raconté les prémisses dans un étrange air de famille). Il découle également d’un contresens radical des mécanismes décrits par Darwin car il enfreint un principe fondamental de l’évolution : deux cousins sont toujours liés exactement au même degré à tout groupe extérieur, puisqu’ils lui sont liés par un ancêtre commun.

La grande confusion qui préside à la découverte et à l’identification des grands singes ne tient pas aux seuls tours que peuvent nous jouer la mémoire ou l’imagination. Le fait que l’on confonde allègrement les singes entre eux et les singes aux humains qui vivent auprès d’eux doit aussi beaucoup au racisme le plus basique. Comme le souligne Richard Dawkins :

« Les premiers explorateurs blancs en Afrique voyaient dans les chimpanzés et les gorilles des parents proches des humains noirs seulement, et pas d’eux-mêmes. »[2]

L’”Ourang Outang” de Bontius (Historiae naturalis et medicae Indiae orientalis, 1658, publication posthume)

La confusion est à l’œuvre avec la dissection du chimpanzé par Tyson en 1699 (un prochain article lui sera consacré). Son « pygmée », qu’il dessine marchant debout avec une canne à la main, reprend la terminologie de Homère et Hérodote qui évoquaient une race légendaire de très petits humains – le mot pygmée va rester pour désigner des humains de petite taille. La porosité entre hommes (de couleur) et grands singes n’est pas que physiologique, elle est aussi comportementale. Bontius, à qui l’on doit la première représentation d’un orang-outan, affirme, reprenant une antienne du racisme colonial, que :

« Selon les Javanais, les orangs asiatiques tant mâles que femelles sont parfaitement capables de parler, mais qu’ils s’en gardent bien de peur qu’on ne les force à travailler. »[3]

Le schéma raciste type de l’humanité est inscrit dans une vision fermement antiévolutionniste du vivant, celle de l’échelle des êtres. La Gradation linéaire de la chaîne des êtres du médecin et chirurgien anglais Charles White (1728-1813) en est un exemple édifiant. Dans cet ouvrage de 1799, il cherche à ordonner en une progression graduelle et linéaire les différents représentants du monde vivant en y incluant les différentes races d’homme.

La chaine des êtres, selon White. La “progression” des races humaines jusqu’à l’idéal de la statuaire grecque part de la bécassine et passe part le singe, le “Nègre” ou le “Sauvage Américain”.Asiatique.

Dans son essai « Tous unis par la longue chaîne du vivant », Stephen Jay Gould s’est attaché à décortiquer comment White s’y est pris « pour construire une chaîne unique, alors que la nature nous met sous les yeux tant de variété si peu hiérarchisée ».[4] Pour parvenir à ses fins, le médecin anglais cherche à rehausser le singe tout en rabaissant des catégories d’hommes jugées inférieures, de façon à pouvoir combler les vides importants qui séparent les échelons simiesques et humains. Quand il ne se contente pas d’inventer, White interprète certains comportements relevés chez les singes de façon très anthropocentriques. Il prétend ainsi que les babouins placent des « sentinelles chargées de veiller sur le sommeil du troupeau pendant la nuit » ou que les orangs-outangs « ont la réputation de se laisser saigner quand ils sont malades et même de solliciter cette opération. »[5]

De façon à pouvoir établir une échelle linéaire des races qui assure une position prééminente aux blancs, White se livre pendant une centaine de pages de comparaisons à ce que Gould qualifie de « lutte intellectuelle épuisante » consistant à faire entre de force des données peu malléables dans un schéma prédéfini.

Le problème pour White est évidemment que les variations qu’il relève ne vont pas toujours dans le même sens. Il n’a donc d’autre choix pour sauver son système que de créer des regroupements de caractéristiques selon qu’elles lui donnent tort ou raison. La première catégorie de traits bâtie par White regroupe « des caractéristiques de grande valeur, dont les Blancs sont abondamment pourvus, les Noirs un peu moins, et les animaux moins encore », explique Gould, hiérarchie qui, on s’en doute, convient tout à fait à son entreprise. Il fonde sa catégorie sur une série de mensurations de signification pour le moins douteuses telle que la taille du cerveau. La deuxième catégorie comprend des caractéristiques toujours « de grande valeur » dont les Noirs sont cette fois mieux pourvus que les Blancs -  à son grand désarroi -, si bien qu’il se voit obligé de renverser sa séquence en trouvant des exemples d’animaux mieux encore dotés que les Noirs. Parmi ces traits, la transpiration. White estime que :

« Les nègres transpirent beaucoup moins que les Européens ; à peine aperçoit-on de temps en temps une goutte de sueur sur leur peau. Les Simiens suent moins encore et les chiens pas du tout. »[6]

Dans le même ordre d’idées, les menstruations des femmes noires sont moins abondantes que celles des femmes blanches, mais, fort opportunément pour White, « chez les singes femelles, les saignements sont très réduits, ou même totalement absents. »[7] Pour la mémoire, ce sont les éléphants, qui n’oublient jamais, qui lui sauvent la mise.

La troisième catégorie comporte des caractéristiques qui embarrassent White, car, que ce soit dans un sens ou dans l’autre, il n’est pas moyen de respecter la séquence animal – blanc – noir. Ainsi du système pileux, plus abondant chez les Blancs que chez les Noirs, mais moins, évidemment que chez les animaux. Qu’à cela ne tienne, White en tire que seuls les animaux de la plus noble espèce ont été dotés par Dieu d’une parure : la crinière du lion, celle du cheval, et la chevelure de l’homme blanc.

La dernière catégorie, celle des caractéristiques dites « bestiales », présente une incohérence du même ordre, mais en sens inverse : les Noirs sont mieux pourvus que les Blancs, mais les animaux sont les plus démunis. White ne peut se dépêtrer des faits autrement qu’en les écartant purement et simplement, comme l’explique Gould :

« Un exemple : les hommes noirs ont des pénis plus grands que les blancs tandis que les femmes noires ont des poitrines plus fortes – signes évidents d’une sexualité indécente et non maîtrisée. Mais les pénis des singes mâles et les poitrines des singes femelles sont plus petits que ceux de n’importe quel groupe d’êtres humains. White ne trouva aucune solution satisfaisante à ce problème ; il se contenta de le contourner, sans omettre en passant que, tout compte fait, les femmes noires et les singes avaient les mamelons les plus gros ! »[8]

L’argumentation de White finit par s’écrouler d’elle-même, l’auteur ne pouvant s’en sortir qu’avec des critères subjectifs d’esthétisme. Pour ridicule qu’elle puisse nous apparaître – en particulier à travers la lecture de l’essai de Gould, qu’on a connu moins dur avec ses sujets –, la démarche de White n’en est pas moins exemplaire d’une longue tradition de dévalorisation des races non blanches au moyen d’une comparaison systématique aux grands singes. C’est dans cette tradition que s’inscrivent les théories ultérieures, dont les méthodes de comparaison se font plus scientifiques et embrassent la perspective évolutionniste, mais reposent sur le même préjugé sous-jacent, comme nous le verrons dans un prochain billet

 


[1] Cité par Claude Schopp, biographe et responsable des éditions critiques de Dumas, http://next.liberation.fr/culture/0101619448-ses-cheveux-sentent-le-negre, 15 février 2010, consulté le 16 mai 2011

[2] R. Dawkins, Il était une fois nos ancêtres, Une histoire de l’évolution, Robert Laffont, 2007, p.148.

[3] Cité par P. Picq et Y. Coppens (Dir.), Aux origines de l’humanité t.2 ; le propre de l’homme, Paris, Fayard, 2001, p.56.

[4] S. J. Gould, « Tous unis par la grande chaîne », in Le sourire du flamant rose, Paris, Seuil, 1988, p.259.

[5] Ibid. p.260.

[6] Ibid., p.262.

[7] Id.

[8] Ibid., p.263.

quand le marketing fait régresser l’évolution (hs#7 : KOЯN, Evolution)

Ce headbanging science #7 rappelle singulièrement le #2 consacré au Do the Evolution de PEARL JAM, qui utilisait l’évolution pour véhiculer des stéréotypes sur la nature humaine violente ; la vision de KoЯn dans ceEvolution est assez proche (l’homme reste un bon à rien de singe…) mais propose un clip qui pose beaucoup de questions et se joue d’un concept surranné : l’évolution régressive.

headbanging science

la rubrique musicale des titres qui ont (presque) un rapport avec la science

#7 : KOЯN – EVOLUTION

Evolution est le premier single de l’album Untitled paru en 2007. Réalisé par un clippeur de Los Angeles au pédigrée peu flatteur, le clip est une plutôt bonne surprise. Il remplit son rôle de satire politique promis lors du casting par la production, qui cherchait des comédiens pouvant incarner des rôles de scientifiques ou de politiciens bigots, personnages que l’on voit s’agiter autour d’une amusante “réunion de crise sur l’évolution” :

évolution et marketing font-ils bon ménage ?

La sortie du single Evolution a fait l’objet d’une campagne de marketing viral plutôt audacieuse, avec la création d’un site dédié, www.evolutiondevolution.com. L’objet de ce mini-site est la promotion d’une parodie de documentaire scientifique dans laquelle les membres du groupe jouent le rôle d’experts sur l’évolution (le principe rappelle celui du mockumentary de Werner Herzog, Incident at Loch Ness, sorti en 2004 et dont un personnage de scientifique totalement loufoque a probablement inspiré KoЯn).Le titre du faux documentaire parle de lui-même : Devolution: Nature’s U-Turn (Dé-évolution, le demi-tour de la nature). Le trailer donne une bonne idée du contenu :

Jonathan Davis, chanteur de KoЯn, a expliqué quece mini-site parodique s’inscrivait dans la volonté du groupe d’explorer de nouvelles voies de communication. Sur ce plan, difficile de savoir si ce fut une réussite en termes de buzz – Gerald Casale, membre de l’antédiluvien groupe Devo fit mine de tomber dans le panneau à l’époque, en dénonçant KoЯn comme des imposteurs jouant avec le feu et ne reconnaissant pas Devo comme pionniers du concept de “dé-évolution” ; Jonathan Davis, embraya en tirant son chapeau à Devo ; bilan : une goutte d’eau dans un océan de promos, mais qui m’a au moins enfin permis de comprendre ce que signifiait le nom du groupe Devo).

Sur le plan scientifique, l’oeuvre de communication de KoЯn est peut-être plus regrettable. Le début du clip, qui établit un lien abusif entre données sur le QI (en elles-mêmes plus que discutables) et natalité pour faire accroire que l’intelligence humaine décroit, se pose là en matière d’approximation et de raccourci pseudo scientifique. Difficile d’admettre que ce soit là ce que pense réellement le groupe, par ailleurs suffisamment finaud pour aborder des thèmes originaux avec une communication innovante et bien-pensée. Mais quel est l’impact de ce genre de message sur un public incapable d’en saisir le second degré ? Quel est, plus globalement, le risque de mauvaise interprétation d’une parodie telle que cette vidéo, présente sur le mini-site de promo, intitulée Darwin’s Fallacies ?

Est-ce assez clairement décalé pour être simplement drôle ? Ou trop risqué sur un marché dont seulement 39,7% de la population est d’accord avec l’idée que “les êtres humains, tels que nous les connaissons aujourd’hui, sont issus d’espèces animales inférieures” [1] ? Le fan de néo métal de base est-il suffisamment armé pour comprendre que le mini-site comme le clip sont parodiques ? Une petite ballade sur les forums montre clairement que, pour une partie du public, le message délivré par KoЯn est anti-évolutionniste (certains appuient leur interprétation sur le fait que le bassiste du groupe aurait viré born again christian). Gerald Casale de Devo avait au moins raison sur un point : en maniant des concepts évolutionnistes pour leur satire (qui vise la société américaine et est en premier lieu politique plus que scientifique), KoЯn jouait effectivement avec le feu.


la dé-évolution, ou quand la théorie de l’évolution elle-même régresse

On pourra se rassurer en se disant que le concept de dé-évolution qu’exploite le groupe est un archaïsme plutôt inoffensif, voire folklorique. « Dans les légendes traditionnelles de tribus du Sud-Est asiatique et d’Afrique, l’évolution va à rebours de la vision classique qui prévaut en général : leurs grands singes locaux passent pour des humains déchus »[2], note Richard Dawkins. L’idée de dé-évolution correspond à celle d’évolution régressive, une sorte de miroir inversé de la séquence que tous les tenants de l’”Échelle des êtres” ont cherché à ordonner depuis Aristote. C’est un thème mineur des pseudo sciences actuelles, telles que la supposée alternative à Darwin de Michael A. Cremo, convaincu que les humains sont sur terre depuis des centaines de millions d’années et sont le produits d’une régression à partir d’une forme de “conscience pure”, quoi que cela puisse bien signifier.

C’est aussi un concept au centre d’un épiphénomène chrétien du préjugé raciste dans les années 1940 [3]. Georges Salet et Louis Lafont, les deux auteurs de l’essai éponyme L’évolution régressive, publié en 1943, étaient convaincus de la régression des races les unes par rapport aux autres à cause du péché originel : « Ce n’est pas l’animal qui est devenu progressivement Homme, c’est l’Homme, dans des races peut-être plus coupables que les autres, qui a rétrogradé vers l’animalité. » [4] Dans cette vision, l’homme ne descendait plus du singe, il y retournait ! Du moins les races humaines plus coupables que les autres… Exactement ce nous annonce le clip de Korn, le racisme en moins.

La même année, un autre auteur, Henri Decugis, rejoignait Salet et Lafont sur le thème de la dégénérescence. Pour lui, les Hottentotes et les Bochimans (abonnés aux mauvaises places dans toutes les hiérarchisations racistes), étaient les populations les plus dégénérées d’Afrique, proches de groupes paléolithiques éteints, et donc menacés d’extinction prochaine : « On peut supposer que nous sommes ici en présence de races déjà dégénérées chez lesquelles l’excédent de graisse était dû à un état organique défectueux qui a provoqué leur extinction dans toute l’Europe vers la fin de l’âge du Rennes. » [5] Bochimans et Hottentotes avaient toutefois ceci pour se rassurer : dans la vision hautement pessimistes de l’auteur, toutes les espèces vivantes étaient appelées à disparaître les unes après les autres : « Le vieillissement des espèces vivantes est beaucoup plus avancé qu’on ne le croit communément. Aucune ne peut y échapper. [...] Seul, ['Homme] se penche sur l’abime sans fond vers lequel [son espèce] s’achemine pour y sombrer, lorsque son heure sera venue et pour s’endormir enfin dans le silence de la mort, pendant que de petits êtres restés primitifs, moins évolués – comme les Bactéries, les Infusoires et les Lingules – inertes, aveugles, sourds, vivront longtemps encore dans la vase froide et obscure du fond des Océans, puis s,éteindront à leur tour sans le savoir. »[6]

Par quoi les bactéries, les infusoires et les lingules ont-elles péché ? l’histoire ne le dit pas. Mais KoЯn pourrait se pencher sur la question, ce serait un challenge promotionnel intéressant.

 


[1] Étude internationale sur l’acceptation de l’évolution dans le grand public, 2006 ; la proportion est de 79,5% pour la France

[2] R. Dawkins, Il était une fois nos ancêtres, Une histoire de l’évolution, Robert Laffont, 2007.

[3] Aussi étonnant que cela puisse paraître, il existe toujours des séquelles de cette théorie : voir http://www.biblisem.net/historia/perosing.htm

[4] Georges Salet & Louis Lafont, L’Évolution régressive, Paris, Éditions franciscaines, 1943, p. 66.

[5] H. Decugis, Le Vieillissement du monde vivant, Paris, Librairie Plon, 1943, p.364.

[6] Id.


Evolution - Lyrics

I’m diggin’ with my fingertips
I’m ripping at the ground I stand upon
I’m searching for fragile bones
Evolution
I’m never gonna be refined
Keep trying but I won’t assimilate
Sure we have come far in time
watch the bow break
And I’m sorry that I don’t believe
by the evidence that I see
That there’s any hope left for me
It’s evolution
Just evolution
And I, I do not dare deny
the basic beast inside
It’s right here
It’s controlling my mind
And why do I deserve to die
and I’m dominated by
This animal thats locked up inside
Close up to get a real good view
I’m betting that the species will survive
Hold tight, I’m getting inside you
Evolution
And when were gonna find these bones
They’re gonna want to keep them in a jar
the number one virus caused by
Procreation
And the planet may go astray
in a million years they’ll say
Those motherf****** were all derranged
It’s evolution
Just evolution
And I, I do not dare deny
the basic beast inside
It’s right here
It’s controlling my mind
And why do I deserve to die
I’m dominated by
This animal thats locked up inside
Take a look around
Nothing much has changed
Take a look around
Nothing much has changed
Take a look around [x3]
Nothing much has changed
Take a look around [x2]
Nothing much has changed
Take a look around [x2]
Nothing much has changed
Take a look around
I, I do not dare deny
the basic beast inside
It’s right here
It’s controlling my mind
And why do I deserve to die
I’m dominated by
This animal that’s locked up inside
Why
Why do I deserve to die?

 


Info drums : le batteur du clip est Joey Jordison de Slipknot mais celui que l’on entend sur ce morceau (ainsi que sur trois autres tracks de Untitled) est Brooks Wackerman de Bad Religion (headbanging science #4).