“L’homme descend du singe”: la dérive raciste (2)

Lorsque le singe désigne un autre homme : la dérive raciste de l’expression “l’homme descend du singe”

Cette série de 3 billets poursuit un travail sur l’expression “l’homme descend du singe” déjà évoqué sur le bLoug (à propos du procès du singe, du débat d’Oxford, ou encore de ce qu’en pensent les étudiants). Après un billet sur les élucubrations classificatoires du médecin anglais Charles White, voici celui consacré au triste rôle assigné aux Bochimans et aux Hottentots, avant un dernier qui fera le point sur le prétendu racisme de Darwin.

La Vénus hottentote sur le billard

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Après Chales White et d’autres, l’anatomiste et anthropologue Paul Pierre Broca (1824-1880) s’essaie à son tour, par des mesures objectives, à démontrer qu’il existe une hiérarchie des races humaines. Il cherche à reconstituer le grand escalier du progrès humain, du chimpanzé à l’homme blanc. Comme le relève Stephen Jay Gould, le racisme de Broca n’a rien de particulièrement virulent au regard de celui des savants de son temps (évidemment blancs – et masculins), mais il se distinguait tout de même en montrant :

« un peu plus d’acharnement dans l’accumulation de données sans lien véritable avec son sujet, et qu’il présentait ensuite après les avoir soigneusement sélectionnées, pour défendre ses conceptions pleines d’a priori. »[1]

Broca s’intéresse à la taille du crâne – et réalise des mesures qui vont à l’appui de sa thèse – ainsi qu’au rapport des longueurs du radius et de l’humérus (les avant-bras longs étant une caractéristique classique des singes). La mesure de ce rapport (égal à 0,794 chez les Noirs et 0,739 chez les Blancs) paraît aller dans son sens… à l’exception de celui du squelette de la célèbre Vénus hottentote ! Ce qui le contraint à abandonner cette preuve.

La Vénus hottentote n’apparaît pas par hasard dans l’échantillon de Broca. Sur l’échelle raciste qui guide bon nombre de travaux scientifiques de l’époque, certains peuples ont le triste privilège de truster à peu près continûment les barreaux les plus bas, au voisinage immédiat des chimpanzés ou des orangs-outans. Les Bochimans et les Hottentots (ou plus justement, les Khoïkhoï) d’Afrique du Sud en font incontestablement partie. On insiste alors à loisir sur leur apparence et leurs mœurs simiesques. Le dictionnaire de pédagogie de Buisson (1882), livre ainsi cette appréciation d’Edmond Perrier, rédacteur d’un article sur les races humaines qui entend  révéler un  lien chronologique entre singe et homme ; l’auteur prend l’exemple des Bochimans, qu’il décrits comme :

« inférieurs aux Hottentots, avec qui ils présentent plusieurs traits de ressemblance […] leurs bras au contraire très longs, comme chez les singes anthropomorphes, dont ils ont encore les mouvements des lèvres, les allures brusques et capricieuses, les oreilles petites… »[2]

White (encore lui !) signalait déjà que :

« les femmes hottentotes ont des poitrines si flasques et pendantes qu’il leur suffit de lancer leur sein par-dessus l’épaule pour nourrir l’enfant qu’elles portent sur le dos »


Bushmen’ Display from the Crystal Palace Exhibition (Pitt Rivers photographic collection in Oxford)

Le compte rendu de l’exposition d’une famille de Bochimans dans le Hall égyptien de l’Exposition Universelle de Londres en 1847 multiplie ce genre d’observations :

« Leur apparence est à peine plus belle que celle des singes. Ils sont toujours accroupis, en train de se réchauffer près du feu, en caquetant ou en grognant. Ils sont maussades, muets et sauvages ; ils ont des penchants presque purement animaux sous une apparence pire encore. »[3]

L’assimilation des Bochimans aux animaux était profondément ancrée : le terme était selon certains savants la traduction littérale du mot malais orang-outan signifiant « homme de la forêt » et des colons hollandais ont soi-disant abattu et mangé un Bochiman au cours d’une partie de chasse, le prenant pour l’équivalent africain d’un orang-outan…

En 1817, la Vénus hottentote fut disséquée par Georges Cuvier, qui avait pu l’observer de son vivant (elle était décédée en 1815). Ses observations figurent dans ce volume des Mémoires du Muséum (p259 et suivantes).

Notre “Napoléon de l’intelligence” cherchait à établir la preuve de l’infériorité de certaines races et se plut à souligner les caractéristiques soi-disant simiesques de la Vénus (qu’il qualifie de “Bochimanne”). Ainsi son nez épaté (« De ce point de vue, je n’ai jamais vu de tête humaine plus semblable aux singes que la sienne »[4]), son fémur, la petite taille de son crâne (sans tenir compte du fait qu’elle ne mesurait que 1,37 m) ainsi que certaines réactions (« ses mouvements avaient quelque chose de brusque et de capricieux qui rappelait ceux du singe. Elle avait surtout une manière de faire saillir ses lèvres tout à fait pareille à celle que nous avons observée chez l’orang-outang »[5]).

De façon curieuse, Cuvier relevait aussi, sans y percevoir de contradiction, que la Vénus était une femme intelligente, douée pour les langues, et avait une main charmante… C’est toujours ça de pris.

 

Polyphylétisme et évolution régressive

L’essor des théories évolutionnistes n’allait guère améliorer le sort réservé aux Hottentots et Bochimans dans les phylogénies humaines au soubassement raciste.

Cette illustration tirée tirée de l’édition de 1874 de l’ouvrage de Ernst Haeckel, Anthropogénie, s’inscrit dans une longue tradition de préjugés racistes sur la supériorité de l’homme Blanc dans le règne animal et sur les autres « races » humaines, mais elle spécifiquement évolutionniste, puisque Haeckel s’appuie sur sa théorie de la récapitulation pour établir la supériorité raciale des Blancs d’Europe du Nord et classer les races noires à proximité du singe.

Dès le 19e, puis surtout au 20e siècle, divers auteurs, tombés dans l’oubli, développent la thèse du polyphylétisme, qui cherche à enraciner chacune des grandes « races » humaines dans une espèce de grand singe. Le principe sous-jacent est que différents territoires ont vu éclore différentes formes humaines et différentes formes de grands singes, ce qui se traduit par des similitudes morphologiques comme la forme du crâne ou la couleur de la peau.

En fonction des auteurs, le nombre de branches reconnues varie et le corpus fluctue : certains prennent en compte les hommes fossiles dans l’établissement de la séquence, d’autres non ; certains se limitent aux singes de l’Ancien Monde, d’autres élargissent aux singes du Nouveau Monde (à queue !), voire aux prosimiens.

Le polyphylétisme selon Hermann Klaatsch (in “Die Aurignac-Rasse und ihre Stellung im Stammbaum der Menschheit,” Zeitschrift für Ethnologie, 1910, vol. 42, p. 567.)

En 1910, l’Allemand Hermann Klaatsch (1863-1916) propose de rattacher « les nègres au gorille, les blancs au chimpanzé et les jaunes à l’orang-outang »[6]. L’Italien Gioacchino Sera ira jusqu’à 6 branches incorporant variétés humaines, grands singes et singes de l’Ancien et du Nouveau monde (« l’hypothèse la plus extraordinaire de toutes, par son éclatement le plus total »[7]).

Avec le polyphylétisme, le préjugé raciste sort par la porte pour mieux rentrer par la fenêtre : l’ascendance simienne vaut aussi pour l’homme blanc, mais la hiérarchisation des races demeure d’actualité, la position privilégiée de l’homme blanc étant recherchée à chaque stade évolutif : le meilleur singe, le meilleur homme possible, pour évidemment finir par la meilleure race actuelle.

Ce type de vision a persisté jusque tard au XXe siècle : en 1960, le magazine Life consacré à l’évolution et préfacé par Jean Rostand, publiait un arbre évolutif reconduisant les classifications du XIXe siècle :

« la race négroïde dérive des australopithèques, la race mongoloïde dérive de l’homme de Pékin et la race caucasoïde de l’homme de Néandertal »[8].

Et là encore, en fin d’article, les pauvres Bochimans étaient impitoyablement relégués tout au bas de l’échelle :

« Sans chercher à rattacher l’homme à ces animaux, n’est-il pas permis de se demander ce que feraient les zoologistes d’êtres inférieurs aux Bochimans : et ces êtres n’ont-ils pas réellement existé ? »[9]

Comme il doit être très rigolo de s’amuser à hiérarchiser les êtres, pourquoi ne pas le faire dans l’autre sens ? En envisageant non pas une évolution du bas vers le haut, mais une régression du haut vers le bas ? Comme le note Richard Dawkins :

« dans les légendes traditionnelles de tribus du Sud-Est asiatique et d’Afrique, l’évolution va à rebours de la vision classique qui prévaut en général : leurs grands singes locaux passent pour des humains déchus. »[10]

Cette idée de régression, sorte de miroir inversé de la séquence que cherchait ordonner White, a bien été exploitée. Elle est au centre d’un épiphénomène chrétien du préjugé raciste dans les années 1940 : l’évolution régressive[11] (abordée dans ce billet, désolé pour la redite). Georges Salet et Louis Lafont, les deux auteurs de l’essai éponyme publié en 1943 étaient convaincus de la régression des races les unes par rapport aux autres à cause du péché originel (comme quoi on peut être polytechnicien et débile) :

« Ce n’est pas l’animal qui est devenu progressivement Homme, c’est l’Homme, dans des races peut-être plus coupables que les autres, qui a rétrogradé vers l’animalité. »[12]

Dans cette vision, l’homme ne descend plus du singe, il y retourne ! Du moins les races humaines plus coupables que les autres.

Un autre auteur, Henri Decugis, rejoint les deux précédents sur le thème de la dégénérescence. Les Hottentotes et les Bochimans (quelle surprise !), seraient les populations les plus dégénérées d’Afrique, proches de groupes paléolithiques éteints, donc menacés d’extinction prochaine :

« On peut supposer que nous sommes ici en présence de races déjà dégénérées chez lesquelles l’excédent de graisse était dû à un état organique défectueux qui a provoqué leur extinction dans toute l’Europe vers la fin de l’âge du Renne. »[13]

Bochimans et Hottentotes ont toutefois ceci pour se rassurer : dans la vision hautement pessimiste de l’auteur, toutes les espèces vivantes sont appelées à disparaître les unes après les autres. Attention, poésie :

« Le vieillissement des espèces vivantes est beaucoup plus avancé qu’on ne le croit communément. Aucune ne peut y échapper. [...] Seul, [l'Homme] se penche sur l’abîme sans fond vers lequel [son espèce] s’achemine pour y sombrer, lorsque son heure sera venue et pour s’endormir enfin dans le silence de la mort, pendant que de petits êtres restés primitifs, moins évolués — comme les Bactéries, les Infusoires et les Lingules — inertes, aveugles, sourds, vivront longtemps encore dans la vase froide et obscure du fond des Océans, puis s’éteindront à leur tour sans le savoir. »[14]

Tremble, lingule, ton tour viendra !

Voilà qui réconforterait sûrement beaucoup la Vénus Hottentote : les bactéries, les infusoires et les lingules étaient tout de même moins bien considérées par ces auteurs pleins de mansuétude.


[1] S. J. Gould, « La Vénus hottentote », Le sourire du flamant rose, Paris, Seuil, 1988, p.267.

[2] Cité par M.-P. Quessada, L’enseignement des origines d’Homo sapiens, hier et aujourd’hui, en France et ailleurs : programmes, manuels scolaires, conceptions des enseignants. THÈSE de DOCTEUR DE L’UNIVERSITÉ DE MONTPELLIER II en Sciences de l’Éducation, option Didactique de la biologie, 2008, p.95

[3] Ibid., p.269

[4] S. J. Gould, op. cit. , p.270

[5] Id.

[6] Cité par M.-P. Quessada, op. cit., p.69.

[7] Collectif, Homo sapiens, l’odyssée de l’espèce, Paris, La Recherche/Taillandier, 2005. p.25.

[8] Ibid. p.70.

[9] Ibid., p.95.

[10] R. Dawkins, Il était une fois nos ancêtres, Une histoire de l’évolution, Robert Laffont, 2007.

[11] Aussi étonnant que cela puisse paraître, il existe toujours des séquelles pseudo-scientifiques de cette théorie : voir http://www.biblisem.net/historia/perosing.htm

[12] Georges Salet & Louis Lafont, L’Évolution régressive, Paris, Éditions franciscaines, 1943, p. 66.

[13] H. Decugis, Le Vieillissement du monde vivant, Paris, Librairie Plon, 1943, p.364.

[14] Id.

un étrange air de famille #2

L’étrange air de famille entre grands singes et humains se nourrit de fantasmes et d’approximations depuis l’Antiquité, ainsi que nous l’avons vu dans la première partie. Après les frasques du Pongo (le gorille), voici les tribulations du Pygmée (le chimpanzé) sur les tables de dissection.

 

Aux bons soins des docteurs Tulp et Tyson

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À mesure que se développe l’anatomie comparée, à partir du XVIe siècle, l’évidence du caractère animal de l’homme devient de plus en plus difficile à ignorer.[1] Mais les grands singes posent un problème de taille : les naturalistes n’en ont encore jamais vu. Il leur faut compter avec des descriptions exagérées et des témoignages fantaisistes, qui se mêlent aux croyances moyenâgeuses en l’existence d’hommes sauvages ou aux créatures mythologiques héritées de l’Antiquité. Par ailleurs, la distinction entre les grands singes n’est pas encore faite. Gorille, chimpanzé et orang-outan ont été signalés au tout début du XVIIe siècle, mais pendant longtemps encore, « on appellera orang-outan indifféremment le chimpanzé et l’orang-outan actuels. »[2]

Étrangement, c’est à un anatomiste de renom, le Hollandais, Nicolaas Claes Tulp (1593-1674), ci-dessus à l’oeuvre dans La leçon d’anatomie de Rembrandt, que l’on doit pour partie la survivance de cette confusion. Tulp eut pourtant une belle occasion de préciser la connaissance des différentes espèces : en 1632, il eut la chance de pouvoir examiner vivant puis de disséquer un chimpanzé venu d’Angola qui avait été placé dans la ménagerie du prince Frédéric-Henri d’Orange-Nassau, dans les environs de La Haye. Tulp en donna hélas une description certes historique, puisqu’il s’agit de la première description scientifique d’un anthropoïde, mais fort peu précise – identifiant au surplus l’animal dont il connaissait l’origine africaine à l’orang-outan indonésien, tout en le dénommant Satyre indien, se fiant à l’un des amis ayant vécu à Bornéo et imaginant que l’espèce qu’il lui décrivait était commune sous tous les tropiques.

Aux imprécisions des anatomistes s’ajoutèrent celles des illustrateurs. Ainsi, du dessin d’un « orang outang » que fit le médecin néerlandais Bontius en 1658, Thomas Huxley jugera plus tard qu’il ne montrait à voir « rien d’autre qu’une femme fort velue, assez belle, et avec des proportions et des pieds entièrement humains » (voir l’illustration dans cet article)[3]. Quant celle qui ornait l’ouvrage de Tulp Observationes Medicae (1641), ci dessous, elle est tellement ambiguë que l’on peut bel et bien y voir un orang-outang…

1699 est une date reconnue comme importante dans l’histoire de l’anatomie sinon de la science en général. Edward Tyson (1650-1708), réputé pour être le meilleur spécialiste anglais d’anatomie comparée, voire le fondateur de la discipline, publia cette année-là un ouvrage intitulé : L’Orang-outang, sive « homo sylvestris » : une étude comparée de l’anatomie d’un singe, d’un grand singe et de l’homme. Passons sur le fait que l’orang-outan en question était, une fois encore, un chimpanzé, confusion, on le voit, alors banale. L’épisode Tyson est intéressant, car c’est un bon exemple de construction d’une des ces « légendes dorées » qui émaillent l’histoire des sciences[4]. Stephen Jay Gould, qui n’aimait rien tant qu’inciter son lecteur à s’affranchir du filtre déformant des représentations modernes pour mieux décrypter les grandes heures de l’histoire de la biologie, a consacré son essai Le Montreur de singe[5] au cas Tyson. Son analyse montre que l’œuvre du médecin anglais a fait date, mais pas forcément pour les bonnes raisons.

Les commentateurs du traité de Tyson ont célébré son travail pour le modernisme de ses méthodes et de ses conclusions. Thomas Huxley, dans La place de l’Homme dans la nature (1863), rendit par exemple hommage au travail de Tyson, « premier compte rendu exhaustif sur un singe humanoïde, qui mérite notre intérêt pour sa précision scientifique ». Tyson dresse une liste de tous les caractères qui rapprochent son « pygmée » (c’est ainsi qu’il nomme son chimpanzé) soit des petits singes soit de l’homme. Il dénombre trente-quatre caractères pour les premiers et quarante-sept pour les seconds. Il en arrive à la conclusion que le chimpanzé a plus de ressemblances avec l’être humain qu’avec les singes, notamment dans la structure de son cerveau. L’existence d’une créature s’éloignant de tous les autres animaux connus et qui présentant bien des points de ressemblance avec l’homme est ainsi démontrée, et Tyson conclut que son « pygmée » est un être intermédiaire.

Si l’on peut reconnaître à Tyson le mérite d’anticiper Linné et l’invention des primates d’un demi-siècle, il serait faux d’en faire un précurseur de l’évolutionnisme, avertissent Albert et Jacqueline Ducros. Son œuvre « accroît les connaissances, mais sans bouleversement idéologique »[6]. Du reste, elle n’eut pas grand retentissement à l’époque, signe qu’elle ne défiait en rien le cadre conceptuel admis en son temps. Tyson s’en tient en effet fidèlement la description traditionnelle de la nature selon l’« échelle des êtres » et ne fait preuve d’aucun modernisme à cet effet. Il place son « pygmée » à mi-chemin entre d’autres primates et les êtres humains, mais sous une étiquette animale : « Notre pygmée présente de nombreux avantages sur ses congénères, et pourtant, je persiste à croire qu’il n’est qu’une sorte de singe, une simple brute ; comme le dit si bien le proverbe, un singe reste un singe, même s’il est vêtu. »

La minutie avec laquelle Tyson compare l’anatomie de son sujet avec celles de l’homme et des petits singes n’est, selon Gould, que la preuve flagrante de son conservatisme. Il écrit :

« De plus, l’utilisation de la méthode de l’anatomie comparée n’était pas la marque du modernisme éclairé de Tyson, c’était également l’expression de son attachement à la théorie de la chaîne du vivant. Si vous désirez accorder à un animal un statut intermédiaire entre le singe et l’homme, quel autre recours avez-vous que de dresser la liste des ressemblances de cet animal avec les représentants des deux groupes ? »[7]

Gould va plus loin. Outre son conservatisme, il relève chez Tyson quelques largesses avec les faits qui cadrent bien mal avec les louanges ultérieures qui seront adressées à sa méthode. Tyson insiste continuellement sur la position intermédiaire de son chimpanzé : « Notre pygmée, je le placerais dans une position intermédiaire entre celle de l’homme et celle du singe dans la grande chaîne de la création. » Mais pour en arriver à cette conclusion, il exagère, peut-être de toute bonne foi, les caractéristiques humaines de son « pygmée » et, écrit Gould, « donne simplement et systématiquement sa préférence à tout ce qui paraît plutôt humain, chaque fois qu’il existe une ambiguïté. » Cette pente glissante qui pousse à interpréter les faits à la faveur du résultat que l’on espère se lit aussi dans les croquis du chimpanzé exécutés par Tyson : le sujet est représenté debout, mais appuyé sur une canne (Tyson reprend en cela la figure de Breydenbach (voir première partie). Ayant vu son pygmée vivant, il justifie la canne en arguant de sa faiblesse et de sa difficulté à se tenir debout).

En fait de rigueur scientifique, le grand traité de 1699 se pose là. Mais Tyson, victime de la connaissance très lacunaire des grands singes, ne s’est pas rendu compte du très jeune âge de l’animal qu’il disséquait (un an). Aussi a-t-il été induit en erreur par la plus forte ressemblance des très jeunes chimpanzés avec notre propre espèce.[8]

À la fin du XVIIe siècle, l’existence des grands singes est donc connue, mais sans que les distinctions entre espèces soient très claires ni que leur place à côté de l’homme soit vraiment discutée. Le XVIIIe siècle sera celui de l’acceptation en tant que réalité scientifique des similitudes entre l’homme et les grands singes et de la discussion de leurs rapports par plusieurs anatomistes, naturalistes ou philosophes. La proximité de l’homme aux singes, d’abord descriptive et non généalogique, n’est alors acceptable que dans la mesure où l’on sépare l’âme du corps, mais elle posera rapidement question, ainsi que nous le verrons prochainement.. .

 


[1] On trouve dès 1555 des squelettes comparés de l’homme et de l’oiseau dans un ouvrage du naturaliste français Pierre Belon.

[2] Sous la direction de Pascal Picq et Yves Coppens, Aux origines de l’humanité t.2 ; le propre de l’homme, Paris, Fayard, 2001, p.38.

[3] Cité par R. Dawkins, Il était une fois nos ancêtres, Une histoire de l’évolution, Paris, Robert Laffont, 2007, p.149.

[4] A propos de ces phénomènes de distorsion de la postérité, voir les billets consacrés au légendaire débat d’Oxford et au non moins célèbre Procès Scopes.

[5] S. J. Gould, « Le montreur de singe », Le sourire du flamant rose, Seuil, Paris, Seuil, 1988.

[6] Sous la direction de Pascal Picq et Yves Coppens, Aux origines de l’humanité t.2 ; le propre de l’homme, Paris, Fayard, 2001, p.47.

[7] S. J. Gould, Le montreur de singe, in Le sourire du flamant rose, Seuil, Paris, Seuil, 1988 p.245.

[8] C’est une des illustrations classiques de la néoténie.

“L’homme descend du singe”: la dérive raciste (1)

Lorsque le singe désigne un autre homme : la dérive raciste de l’expression “l’homme descend du singe”

Cette série de 3 billets poursuit un travail sur l’expression “l’homme descend du singe” déjà évoqué sur le bLoug (à propos du procès du singe, du débat d’Oxford, ou encore de ce qu’en pensent les étudiants). En attendant un billet consacré à la Vénus Hottentote et un autre qui fait le point sur le prétendu racisme de Darwin, amusons-nous un peu des élucubrations classificatoires du médecin anglais Charles White.

Dr Charles White (1728-1813), fan d’échelles (Joseph Allen, 1809 © Manchester City Galleries).

 

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White, seul sur son échelle

Mais parfaitement, Monsieur, j’ai du sang noir ; mon père était un mulâtre, mon grand-père était un nègre, et mon arrière-grand-père était un singe ! Vous voyez que nos deux familles ont la même filiation, mais pas dans le même sens !

Alexandre Dumas

Propos prêté à l’écrivain en réplique à quelqu’un ayant chuchoté à son passage : « On dit qu’il a beaucoup de sang noir »)[1]

 

 

Les idées de Darwin ont été déformées jusqu’au XXe siècle pour faire prévaloir l’idée que les peuples non européens, à commencer par les Africains, sont des « races » intermédiaires entre les grands singes et les Européens blancs, sur une échelle rectiligne qui va des formes animales les moins évoluées aux plus perfectionnées. Ce dévoiement a souvent été mis en avant pour discréditer le darwinisme lui-même. Il procède d’un préjugé racial généralisé fortement ancré qui recouvre l’histoire, pré-évolutionniste, de la découverte des grands singes (dont nous avons raconté les prémisses dans un étrange air de famille). Il découle également d’un contresens radical des mécanismes décrits par Darwin car il enfreint un principe fondamental de l’évolution : deux cousins sont toujours liés exactement au même degré à tout groupe extérieur, puisqu’ils lui sont liés par un ancêtre commun.

La grande confusion qui préside à la découverte et à l’identification des grands singes ne tient pas aux seuls tours que peuvent nous jouer la mémoire ou l’imagination. Le fait que l’on confonde allègrement les singes entre eux et les singes aux humains qui vivent auprès d’eux doit aussi beaucoup au racisme le plus basique. Comme le souligne Richard Dawkins :

« Les premiers explorateurs blancs en Afrique voyaient dans les chimpanzés et les gorilles des parents proches des humains noirs seulement, et pas d’eux-mêmes. »[2]

L’”Ourang Outang” de Bontius (Historiae naturalis et medicae Indiae orientalis, 1658, publication posthume)

La confusion est à l’œuvre avec la dissection du chimpanzé par Tyson en 1699 (un prochain article lui sera consacré). Son « pygmée », qu’il dessine marchant debout avec une canne à la main, reprend la terminologie de Homère et Hérodote qui évoquaient une race légendaire de très petits humains – le mot pygmée va rester pour désigner des humains de petite taille. La porosité entre hommes (de couleur) et grands singes n’est pas que physiologique, elle est aussi comportementale. Bontius, à qui l’on doit la première représentation d’un orang-outan, affirme, reprenant une antienne du racisme colonial, que :

« Selon les Javanais, les orangs asiatiques tant mâles que femelles sont parfaitement capables de parler, mais qu’ils s’en gardent bien de peur qu’on ne les force à travailler. »[3]

Le schéma raciste type de l’humanité est inscrit dans une vision fermement antiévolutionniste du vivant, celle de l’échelle des êtres. La Gradation linéaire de la chaîne des êtres du médecin et chirurgien anglais Charles White (1728-1813) en est un exemple édifiant. Dans cet ouvrage de 1799, il cherche à ordonner en une progression graduelle et linéaire les différents représentants du monde vivant en y incluant les différentes races d’homme.

La chaine des êtres, selon White. La “progression” des races humaines jusqu’à l’idéal de la statuaire grecque part de la bécassine et passe part le singe, le “Nègre” ou le “Sauvage Américain”.Asiatique.

Dans son essai « Tous unis par la longue chaîne du vivant », Stephen Jay Gould s’est attaché à décortiquer comment White s’y est pris « pour construire une chaîne unique, alors que la nature nous met sous les yeux tant de variété si peu hiérarchisée ».[4] Pour parvenir à ses fins, le médecin anglais cherche à rehausser le singe tout en rabaissant des catégories d’hommes jugées inférieures, de façon à pouvoir combler les vides importants qui séparent les échelons simiesques et humains. Quand il ne se contente pas d’inventer, White interprète certains comportements relevés chez les singes de façon très anthropocentriques. Il prétend ainsi que les babouins placent des « sentinelles chargées de veiller sur le sommeil du troupeau pendant la nuit » ou que les orangs-outangs « ont la réputation de se laisser saigner quand ils sont malades et même de solliciter cette opération. »[5]

De façon à pouvoir établir une échelle linéaire des races qui assure une position prééminente aux blancs, White se livre pendant une centaine de pages de comparaisons à ce que Gould qualifie de « lutte intellectuelle épuisante » consistant à faire entre de force des données peu malléables dans un schéma prédéfini.

Le problème pour White est évidemment que les variations qu’il relève ne vont pas toujours dans le même sens. Il n’a donc d’autre choix pour sauver son système que de créer des regroupements de caractéristiques selon qu’elles lui donnent tort ou raison. La première catégorie de traits bâtie par White regroupe « des caractéristiques de grande valeur, dont les Blancs sont abondamment pourvus, les Noirs un peu moins, et les animaux moins encore », explique Gould, hiérarchie qui, on s’en doute, convient tout à fait à son entreprise. Il fonde sa catégorie sur une série de mensurations de signification pour le moins douteuses telle que la taille du cerveau. La deuxième catégorie comprend des caractéristiques toujours « de grande valeur » dont les Noirs sont cette fois mieux pourvus que les Blancs -  à son grand désarroi -, si bien qu’il se voit obligé de renverser sa séquence en trouvant des exemples d’animaux mieux encore dotés que les Noirs. Parmi ces traits, la transpiration. White estime que :

« Les nègres transpirent beaucoup moins que les Européens ; à peine aperçoit-on de temps en temps une goutte de sueur sur leur peau. Les Simiens suent moins encore et les chiens pas du tout. »[6]

Dans le même ordre d’idées, les menstruations des femmes noires sont moins abondantes que celles des femmes blanches, mais, fort opportunément pour White, « chez les singes femelles, les saignements sont très réduits, ou même totalement absents. »[7] Pour la mémoire, ce sont les éléphants, qui n’oublient jamais, qui lui sauvent la mise.

La troisième catégorie comporte des caractéristiques qui embarrassent White, car, que ce soit dans un sens ou dans l’autre, il n’est pas moyen de respecter la séquence animal – blanc – noir. Ainsi du système pileux, plus abondant chez les Blancs que chez les Noirs, mais moins, évidemment que chez les animaux. Qu’à cela ne tienne, White en tire que seuls les animaux de la plus noble espèce ont été dotés par Dieu d’une parure : la crinière du lion, celle du cheval, et la chevelure de l’homme blanc.

La dernière catégorie, celle des caractéristiques dites « bestiales », présente une incohérence du même ordre, mais en sens inverse : les Noirs sont mieux pourvus que les Blancs, mais les animaux sont les plus démunis. White ne peut se dépêtrer des faits autrement qu’en les écartant purement et simplement, comme l’explique Gould :

« Un exemple : les hommes noirs ont des pénis plus grands que les blancs tandis que les femmes noires ont des poitrines plus fortes – signes évidents d’une sexualité indécente et non maîtrisée. Mais les pénis des singes mâles et les poitrines des singes femelles sont plus petits que ceux de n’importe quel groupe d’êtres humains. White ne trouva aucune solution satisfaisante à ce problème ; il se contenta de le contourner, sans omettre en passant que, tout compte fait, les femmes noires et les singes avaient les mamelons les plus gros ! »[8]

L’argumentation de White finit par s’écrouler d’elle-même, l’auteur ne pouvant s’en sortir qu’avec des critères subjectifs d’esthétisme. Pour ridicule qu’elle puisse nous apparaître – en particulier à travers la lecture de l’essai de Gould, qu’on a connu moins dur avec ses sujets –, la démarche de White n’en est pas moins exemplaire d’une longue tradition de dévalorisation des races non blanches au moyen d’une comparaison systématique aux grands singes. C’est dans cette tradition que s’inscrivent les théories ultérieures, dont les méthodes de comparaison se font plus scientifiques et embrassent la perspective évolutionniste, mais reposent sur le même préjugé sous-jacent, comme nous le verrons dans un prochain billet

 


[1] Cité par Claude Schopp, biographe et responsable des éditions critiques de Dumas, http://next.liberation.fr/culture/0101619448-ses-cheveux-sentent-le-negre, 15 février 2010, consulté le 16 mai 2011

[2] R. Dawkins, Il était une fois nos ancêtres, Une histoire de l’évolution, Robert Laffont, 2007, p.148.

[3] Cité par P. Picq et Y. Coppens (Dir.), Aux origines de l’humanité t.2 ; le propre de l’homme, Paris, Fayard, 2001, p.56.

[4] S. J. Gould, « Tous unis par la grande chaîne », in Le sourire du flamant rose, Paris, Seuil, 1988, p.259.

[5] Ibid. p.260.

[6] Ibid., p.262.

[7] Id.

[8] Ibid., p.263.

le légendaire débat d’Oxford – Huxley VS. Wilberforce (part 1)

Si l’histoire est une reconstruction, celle du darwinisme n’a nulle raison d’y échapper. Cela lui fut d’ailleurs reproché, à juste raison, pour ce qui concerne l’un des épisodes les plus fameux de son histoire heurtée : le vif échange qui mit aux prises, le samedi 30 juin 1860, l’évêque d’Oxford Samuel Wilberforce et Thomas Henry Huxley.

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L’histoire de la querelle, maintes fois racontée, présente différents niveaux d’intérêt. Le premier est celui de l’échange verbal qui eut lieu entre les deux protagonistes ; l’idée selon laquelle  “l’homme descend du singe” en est la figure centrale. Le second est celui de ce que la légende construite autour de cet échange masque ou travestit, et qui est essentiel pour comprendre comment l’expression “l’homme descend du singe” va se propager. Le troisième – qui fera l’objet de la seconde partie  de cet article – est la figure de Huxley lui-même, qui n’est pas étrangère à cette diffusion tout au long des années qui suivirent la publication de L’Origine des espèces de Charles Darwin.

Extrait du webcomic Les histoires naturelles de Charles Darwin, de PiTer et Michnik (http://darwin.webcomics.fr/)

 Le singe à Oxford

Il y eut incontestablement entre Huxley et Wilberforce une altercation, mais quelle en a été la teneur exacte ? Il y a à peu près autant de débats d’Oxford différents que d’auteurs pour les relater. D’abord parce qu’il n’y eut pas de retranscription fidèle au moment des faits. Ensuite, inévitablement, parce que le camp d’Huxley, surtout, via son fils Léonard (1860–1933) dans la volumineuse biographie qu’il consacra à son père [1], mais aussi celui de l’antidarwinisme, se chargèrent de forger une légende conforme à leurs intérêts respectifs. Enfin, certainement, parce qu’il s’agit d’une bonne histoire, portée par un excellent dialogue.

 Puisqu’il convient de préciser les faits, on s’en tiendra aux principaux, qui ne souffrent guère de contestations. Le débat a pour cadre une conférence publique organisée par l’Association britannique pour l’avancement des sciences. Il a été demandé à un scientifique américain, le docteur John William Draper (1811–1882), de traiter des « mouvements d’idées en Europe en rapport avec les vues exprimées par M. Darwin » – un « discours-fleuve d’une heure qui, de l’avis de tous les témoins, fut mortellement ennuyeux » [2], résume Stephen Jay Gould. Une histoire de la réception du darwinisme en Angleterre ne serait pas complète sans la narration du débat d’Oxford, même si l’altercation entre Huxley et Wilberforce ne s’était pas produite. Car l’organisation même de cette conférence publique sept mois seulement après la publication de L’Origine des espèces témoigne en soi de l’agitation que causaient les idées de Darwin. Au demeurant, sept cents personnes (d’après tous les récits) s’étaient entassées dans la grande salle du musée zoologique d’Oxford alors que la température estivale incitait à de plus bucoliques occupations. En réalité, cette foule s’était plutôt massée pour profiter des talents d’orateurs de l’évêque d’Oxford Samuel Wilberforce (1805–1873), dit Sam l’onctueux (Soapy Sam), car il avait promis de pourfendre la théorie évolutionniste. À la fin du discours de Draper, Wilberforce prit la parole pour dire tout le bien qu’il pensait des idées de Darwin et apostropha Huxley.

You fuck my grandfather ? alternative versions

C’est là qu’on entre dans de plain-pied dans la légende. Car l’histoire de l’intervention de Wilberforce et de la réplique de Huxley a été magnifiée, au point qu’on peut la trouver sous plusieurs versions chez un même auteur. Chacun peut donc choisir celle qui lui convient le mieux. En voici deux relations, une brève et une plus détaillée, sous la même plume, celle de Dominique Lecourt.

D’abord la version courte.

« [Wilberforce] s’adresse au disciple de Darwin en ces termes : “Est-ce que c’est par votre grand-père ou par votre grand-mère que vous descendez du singe, Monsieur Huxley ?” Huxley répond : “Moi, je préfère après tout descendre du singe par ma grand-mère que des cendres d’un être humain dénué d’intelligence qui argumente sur la base de partis pris” [3]. »

Cette version plus « littéraire » maintenant ; l’intensité grimpe d’un cran :

« [Wilberforce] ne peut se retenir d’apostropher Huxley : « Monsieur Huxley, j’aimerais savoir : est-ce par votre grand-père, ou par votre grand-mère, que vous prétendez descendre du singe ? » L’interpellé saisit l’occasion : « Je prétends qu’il n’y pas de honte pour un homme à avoir un singe pour grand-père. Si je devais avoir honte d’un ancêtre, ce serait plutôt d’un homme : un homme à l’intellect superficiel et versatile qui, au lieu de se contenter de ses succès dans sa propre sphère d’activité, vient s’immiscer dans des questions scientifiques qui lui sont totalement étrangères, ne fait que les obscurcir par une rhétorique vide, et distrait l’attention des auditeurs du vrai point de la discussion par des digressions éloquentes et d’habiles appels aux préjugés religieux. » [4]

Tonalité différente, maintenant, avec cette narration par la partie antidarwiniste, tirée d’une « biographie » de Darwin qui ne s’embarrasse pas d’objectivité :

« Mais l’évêque anglican d’Oxford s’éleva avec vigueur contre un système qui niait aussi audacieusement les enseignements chrétiens. […] [L] ors d’une discussion publique avec le disciple Huxley, il demanda à ce fanatique de la descendance simienne, s’il prenait ses ancêtres parmi les singes ou les guenons : “Je l’ignore, répondit Huxley, mais cette parenté n’a rien qui me puisse choquer, car je préfère avoir pour aïeul un singe plutôt qu’un homme qui se mêle de résoudre des questions auxquelles il ne comprend rien”. La riposte était impertinente, mais ne prouvait rien ; l’évêque eut le bon esprit d’en rire. » [5]

Dernier exemple, avec une restitution parmi la bonne moyenne des versions fidèles selon Gould. Prêtez particulièrement attention à la dernière réplique d’Huxley :

« Une demi-heure durant, l’évêque avait parlé férocement, ridiculisant Darwin et Huxley, puis il se tourna vers Huxley, qui était, comme lui, à la tribune. Sur un ton sarcastique et glacial, il lui posa sa célèbre question : “Était-ce par son grand-père ou par sa grand-mère qu’il affirmait descendre du singe ?” [Huxley] contra vivement tous les arguments de Wilberforce. [...] Montant par degrés jusqu’au point culminant de sa réplique, il s’écria qu’il n’aurait point honte d’avoir un singe pour ancêtre, mais qu’il se sentait plutôt gêné de voir un homme brillant se perdre dans des questions scientifiques auxquelles il ne comprenait rien. Pour finir, Huxley dit qu’il préférerait avoir un singe comme ancêtre plutôt qu’un évêque, et la foule réagit immédiatement à cette charge. » [6]

 L’instrumentalisation d’une légende du darwinisme

« Avoir un singe pour ancêtre plutôt qu’un évêque ». Dans cette seule phrase, absente des trois premières versions citées et qui est minoritaire dans les récits les plus documentés, se lisent tous les enjeux d’une reconstruction a posteriori du débat d’Oxford. Elle participe de l’interprétation qui sera généralement retenue de l’altercation, et par extension du darwinisme et de l’évolutionnisme : une guerre entre la science et la religion.

L’innocence de Huxley n’est pas définitivement établie sur cet épisode précis. Il semble bien s’être contenté de dire qu’il préférerait un singe à un homme dévoyant ses talents d’orateur et non pas un singe plutôt qu’un évêque, réplique autrement moins subtile et ouvertement belliqueuse. Il s’est de plus élevé contre cette interprétation, en demandant à ce que soit révisée la biographie de Wilberforce écrite par le fils de ce dernier. Sans doute en pure perte s’il s’agissait de rectifier le sens général du débat, car bien d’autres détails pouvaient être interprétés dans le sens d’un affrontement volontaire entre raison et foi. Plusieurs versions évoquent notamment le fait que Huxley, pris à partie par Wilberforce, se serait réjoui de pouvoir lui répliquer et aurait, après avoir donné une tape sur le genou d’un voisin interdit, murmuré : « Le Seigneur me l’a mis entre les mains » – une scène qui n’est pas sans nous évoquer celle de l’avocat qui s’apprête à crucifier la partie adverse après l’avoir attirée dans ses filets…

S’ensuivent, au gré des récits, applaudissements pour Huxley (de la part des étudiants), moqueries à l’adresse de Wilberforce, et un tohu-bohu général devant cet affront à la religion :

« Un remue-ménage agita la salle qui grondait. Des hommes se dressèrent, protestant bruyamment contre cette insulte faite au clergé. Lady Brewster s’évanouit. L’amiral FitzRoy, l’ancien capitaine du Beagle, brandissait bien haut la Bible, criant par-dessus le tumulte que là était la véritable et incontestable autorité, et non pas chez ce serpent qu’il avait abrité sur son bateau. » [7]

Le débat d’Oxford, tel que va le fixer l’histoire « officielle » bâtie par les soutiens de Darwin, s’apparente plus à une foire d’empoigne entre adversaires irréconciliables qu’à un échange argumenté entre scientifiques.

Ce dévoiement est sans nul doute volontaire. Car le débat d’Oxford, le vrai, n’eut peut-être pas le retentissement qu’on lui a prêté. Il ne constitua sans doute pas non plus une « victoire » pour le camp évolutionniste. Et, pour finir, Huxley, tout « bull-dog » qu’il fût, ne fut pas le plus fort à japper.

 

Beaucoup de bruit pour rien ?

Il semble que, malgré l’assistance fournie, la presse ait peu prêté attention à l’affaire au moment où elle se produit. Stephen Jay Gould relève que,

« dans un pays qui avait une presse très vivante, offrant traditionnellement des reportages complets et détaillés […] le fameux débat se signale par le peu d’attention qui lui a été accordée. Le journal Punch, qui critiquait fréquemment Wilberforce, est resté muet au sujet de l’échange entre les deux adversaires » [8].

Seuls deux journaux firent un compte-rendu du débat : le Jackson’ s Oxford Journal et l’Athenaeum. Cette discrétion est en soi une indication que la victoire du darwinisme sur son adversaire religieux est au mieux relative. Mieux, certains témoignages s’aventurant à décréter un vainqueur penchent plutôt pour une victoire de Wilberforce. Stephen Jay Gould a par exemple exhumé une lettre de Balfour Stewart, qui « n’était pas un ecclésiastique aveuglé par sa foi, mais un scientifique réputé, membre de la Société royale et directeur de l’observatoire de Kew » [9]. L’auteur de la missive relate l’événement auquel il a assisté et conclut : « Je pense que l’évêque l’a emporté. » [10]

 

Hooker, la voix de son maître

Quel que soit le camp vainqueur, l’apostrophe de Wilberforce et la réplique de Huxley ne signifièrent nullement la fin des hostilités. D’autres interventions se succédèrent, et ce fut celle du botaniste Joseph Dalton Hooker (1817–1911), l’ami fidèle de Darwin (mais qui égara certains de ses fossiles…) qui fit réellement entendre la voix du darwinisme (au propre comme au figuré, car il semble bien que la voix de Huxley n’ait pas pu porter dans toute la salle auparavant). Hooker réfuta en détail l’argumentation de Wilberforce et l’accusa avec force de ne pas avoir compris la pensée de Darwin. Le compte-rendu de l’Athaneum consacre quatre fois plus de place à Hooker qu’à Huxley et laisse entende que c’est le botaniste qui fut le plus décisif. Il admit en effet avoir été conquis par les idées darwiniennes alors qu’il y était opposé au départ, après avoir constaté que ses propres observations la confirmaient. Cet argument souligné par différents témoins coïncida avec la fin du débat.

Lire la seconde partie : Huxley, profession bateleur

[1] Life and Letters of Thomas Henry Huxley (trois volumes), 1900
[2] S. J. Gould, « Le légendaire débat d’Oxford », in La foire aux dinosaures, Paris, Seuil 1993, p.478.
[3] D. Lecourt, Les enjeux idéologiques autour de la paléontologie humaine, http://www.cnrs.fr/cw/dossiers/Origine/index_intro.htm]
[4] Lecourt, L’Amérique de la Bible à Darwin, Paris, PUF, 2007.
[5] A. de Besancenet, Charles Darwin, Les Contemporains n° 11, 1892. Disponible en ligne sur http://www.a-c-r-f.com/documents/BESANCENET-Biographie_Darwin.pdf
[6] Tiré de l’ouvrage de Ruth Moore, Charles Darwin, Hulchinson, 1951, Cité par S. J. Gould, « Le légendaire débat d’Oxford », La foire aux dinosaures, Paris, Seuil 1993, p.479.
[7]Id.. Il s’agit d’une description reconstituée moyenne, pas celle que Gould considère comme proche des faits réels.
[8] Ibid., p.483.
[9] Ibid., p.482.
[10] Id. Le reste de la lettre rapporte l’échange entre Wilberforce et Huxley. Les termes sont moins agressifs que dans la plupart des restitutions livresques – mais aussi moins impressionnants sur le plan de la rhétorique ! : « Il y a eu un moment savoureux qu’il me faut absolument rapporter. L’évêque avait déclaré qu’il avait été informé d’une déclaration du professeur Huxley selon laquelle cela lui était égal de savoir que son grand-père était un singe ; eh bien, lui [l'évêque] n’aimerait pas aller au zoo et voir le père de son père ou la mère de sa mère sous les traits de quelque vieux singe. À quoi le professeur Huxley a répondu qu’il préférerait avoir pour grand-père un humble singe, bas dans l’échelle des êtres, plutôt qu’un homme intelligent et instruit utilisant tous ses talents à maquiller la vérité. »

 

William Jennings Bryan, progressiste & antiévolutionniste (le procès du singe #3)

Nous n’en avons pas encore tout à fait fini avec le procès du singe (lire les parties 1 et 2). Tout au moins avec William Jennings Bryan, l’homme à qui l’on doit, en définitive, cet épisode judiciaire épique, le premier d’une longue et douloureuse bataille contre la « science créationniste ». Pourquoi s’attarder sur Bryan ? Tout bonnement, car « sans lui, il n’y aurait jamais eu de lois antiévolutionnistes, ni de procès Scopes, ni de résurgence du créationnisme »1.



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Tir à vue sur les fripons darwiniens

Avant son offensive législative contre l’enseignement de la théorie de l’évolution, prélude au procès du singe, le mouvement créationniste n’est pas vraiment organisé aux États-Unis. C’est bien parce que William Jennings Bryan, haute figure de la vie politique américaine, décide de faire son dernier galop sur cette question que le créationnisme, en tant qu’entité structurée et influente, voit vraiment le jour. Bryan a résumé son combat public de la façon suivante :

« Si vous voulez être tout à fait exact, il faut que vous me représentiez avec un fusil de chasse à deux coups, un pour le fripon tentant de voler le Trésor, l’autre pour le darwinisme tentant de pénétrer dans les salles de classe. »2

Bryan en plein démonstration de sa fougue oratoire

Bryan n’a pas toujours été cet adversaire résolu du darwinisme. Il adopta initialement une attitude de neutralité, rétrospectivement surprenante, qui persista jusqu’à la Première Guerre mondiale. Dans un de ses célèbres discours, Le prince de la Paix, prononcé en 1904, il déclarait :

« Je ne suivrai pas la théorie de l’évolution aussi loin que certains le font ; je ne suis pas encore très convaincu que l’homme descende directement des animaux inférieurs. Je ne prétends pas vous chercher noise, si vous êtes un adepte de cette théorie. […] Bien que je n’accepte pas la théorie darwinienne, je ne me querellerai pas avec vous à son sujet. »3

Gâtisme ou fidélité ?

Comme le relève Stephen Jay Gould, la plupart des biographies consacrées à Bryan achoppent sur l’épisode Scopes et concluent à son incohérence dans un long parcours marqué par ailleurs du sceau du progressisme4. Avec l’âge et le poids de trois élections présidentielles perdues, venait le déclin. Il devait être inévitable que Bryan perdît de sa superbe et sombrât dans un ridicule que le redoutable chroniqueur H. L. Mencken se plut à stigmatiser :

Naguère il avait un pied à la Maison-Blanche, et la nation tremblait de ses rugissements. Maintenant c’est un pape de camelote de la zone Coca-Cola et un frère pour les tristes prédicateurs qui fabriquent des faibles d’esprit dans des abris de tôle, derrière les dépôts de chemin de fer. […] C’est à coup sûr une tragédie que de commencer la vie en héros et de la terminer en bouffon.5

Bryan ou l’évolution dans la continuité

En réalité, c’est par fidélité à ses idées progressistes que Bryan est parti en croisade contre l’évolution et lui-même plaçait son nouveau combat dans la lignée de ses démarches antérieures :

Il n’y a pas eu une seule campagne réformiste que je n’aie soutenue, ces vingt-cinq dernières années. Et je suis à présent engagé dans la plus grande bataille en faveur du réformisme que j’aie menée de toute ma vie. Je suis en train d’essayer de sauver le christianisme des tentatives qui sont faites pour le détruire.


Bonnes intentions et mauvaises interprétations

Le lien logique entre la tentative d’interdire l’enseignement de la théorie de l’évolution dans les écoles publiques et le progressisme peut aisément nous échapper aujourd’hui. Il existe pourtant.

Il faut pour le saisir avoir d’abord bien à l’esprit que l’attitude de Bryan à l’égard du darwinisme repose, comme souvent, sur de mauvaises interprétations. Dans son discours de 1904, Le prince de la Paix, Bryan exposait le mécanisme de la sélection naturelle tel qu’il l’avait reçu :

La théorie darwinienne présente l’homme comme ayant atteint son actuelle perfection par l’opération de la haine – de la loi impitoyable selon laquelle les forts s’élèvent au-dessus de la foule et exterminent les faibles. »6

Et tirait de cette mauvaise interprétation des conséquences logiquement fausses, synthétisée dans cette déclaration au sociologue E. A. Ross en 1906 :

« Une telle conception de l’origine de l’homme affaiblirait la cause de la démocratie, au profit de l’orgueil de classe et du pouvoir de la richesse.7

Bryan plaidant au procès Scopes

Ces sur ces bases erronées que Bryan part en guerre contre l’évolutionnisme pour lutter contre l’immoralisme supposé du darwinisme et en cela qu’il considère son combat comme progressiste.

Pour les fondamentalistes, la dimension « obscène » de la théorie de l’évolution est évidente hors de toute considération politique et sociale. En rabaissant l’homme au rang de l’animal, elle rompt le lien privilégié avec son Créateur. En lui infligeant le singe comme parent, elle lui ôte par là-dessus toute dignité. Cela n’a rien de très original et n’intéresse pas vraiment Bryan, qui va au-delà de la stricte réticence littéraliste : non seulement la théorie de l’évolution « ruine le fondement des valeurs qui se trouvent au principe de la Constitution des États-Unis, mais elle bafoue les plus sacrées de celles qui fondent la famille américaine »8, analyse Dominique Lecourt. La croisade antiévolutionniste de Bryan est celle d’une tentative de sauvegarde des valeurs d’une société qu’il juge attaquée sur ses bases. Le singe du procès Scopes est celui qui menace l’ordre établi (fondé sur la morale chrétienne), avant de menacer le dogme religieux.

La fracture de la Première Guerre

Dans l’époque de frictions qu’est l’après-Première Guerre Mondiale aux États-Unis, le discours de sauvegarde de Bryan trouve un réceptacle idéal. D’un côté une crise religieuse, morale et culturelle. De l’autre, la montée du modernisme et du libéralisme ainsi que la sécularisation progressive de la société. Pour les forces conservatrices, les désastres de la Première Guerre mondiale et de la révolution bolchevique sont interprétés comme des signes de décadence. À l’opposé du libéralisme destructeur, Bryan plaide pour l’équité et la justice à l’égard des agriculteurs et des ouvriers, réduits à la misère par des patrons poursuivant leur intérêt personnel sur un mode de lutte interprété comme darwinien. Cette collusion supposée du libéralisme économique et d’un darwinisme mal compris était déjà à l’œuvre avant la Première Guerre. De Besancenet évoquait par exemple « la loi naturelle des hommes qui, poussant à l’extrême les doctrines socialistes, en sont arrivés à demander l’anarchie, la liberté absolue pour l’homme, comme pour le singe son ancêtre. Tout à tous, rien à personne, de même que les cocotiers sont aux singes et la plus grosse noix à celui qui peut l’attraper. »10 Le contexte socio-économique des années 1920 ne fait qu’exacerber la politisation de la critique antidarwinienne.


caricature du serpent populiste Bryan avalant l’âne démocrate

Pour le peuple, contre Darwin et sans la science

Fidèle à ses idées progressistes, Bryan l’est aussi à la tradition populiste, dont il était une figure connue, et à laquelle il se réfère pour prôner la règle de l’opinion majoritaire contre toute imposition par les élites. Se référant à des études de l’époque, Bryan constate que le scepticisme croit avec le niveau d’éducation. C’est pour lui le darwinisme, avec son principe immoral d’individualisme et de domination, qui est la cause de cette faillite. Or une majorité d’Américains n’acceptent pas l’idée de l’évolution de l’homme. De quel droit une minorité d’intellectuels égoïstes met-elle à son profit les salles de classe pour promouvoir ses idées ? Pour Bryan, il est du devoir de chaque citoyen de choisir ce qui doit être enseigné à ses enfants :

« Ceux qui paient des impôts ont le droit de se prononcer sur ce qui est à enseigner [...] de donner des ordres ou d’écarter ceux qu’ils emploient comme enseignants ou directeurs d’école. [...] La main qui signe le chèque des salariés exerce le pouvoir sur l’école, et un professeur n’a pas le droit d’enseigner ce que son employeur juge inacceptable. »11


Versant dans l’anti-intellectualisme propre au populisme, Bryan agrémentait ses discours de formules semblant dénoter une totale ignorance des faits scientifiques élémentaires. Ainsi de la justification de la possibilité des miracles par une analogie absurde avec notre aptitude à continuellement défier la loi de la gravitation (dans son discours du
Prince de la paix)  :

« Est-ce qu’on ne triomphe pas de la loi de la pesanteur chaque jour ? Chaque fois que nous déplaçons un pied ou levons un poids, nous surmontons l’une des lois les plus universelles de la nature, et pourtant le monde n’en est pas pour autant troublé. »12

Comme le relève Stephen Jay Gould, Bryan ne peut avoir ignoré la réalité scientifique, mais la faisait passer après son exigence oratoire :

« Puisque Bryan prononça ce discours des centaines de fois, je suppose que des gens ont dû essayer de lui expliquer la différence entre lois et événements, ou de lui rappeler que, sans la gravité, chaque fois que nous soulèverions un pied, il risquerait de partir dans l’espace. J’en conclus qu’il n’en a pas tenu compte, et a maintenu cette phrase parce qu’elle faisait de l’effet. »13

Mauvaises lectures

Compte tenu de son état d’esprit, il n’est pas aberrant que Bryan ait abandonné toute posture critique à l’égard de deux ouvrages qui contribuèrent, selon ses dires, à forger sa conviction antidarwinienne et le « jetèrent dans son combat frénétique »14, bien qu’ils fussent des déformations flagrantes de la pensée de Darwin : Headquarters Nights, de Vernon L. Kellogg (1917), et The Science of Power, de Benjamin Kidd (1918).

« J’ai appris que c’était le darwinisme qui était à la base de cette odieuse doctrine, selon laquelle la force crée le droit, qui s’est répandue en Allemagne. »15 Bryan tira cette idée de la lecture Headquarters Nights, de Vernon Kellogg (1867-1937). Cet entomologiste contribua grandement à diffuser l’évolutionnisme aux États-Unis et jouissait d’une autorité incontestée en la matière. Affecté au grand quartier général allemand durant la Première Guerre, il assista aux conversations des officiers allemands, dont beaucoup étaient universitaires. Il fut scandalisé par leur propos qui justifiaient la guerre et prônaient la suprématie allemande au nom d’un travestissement, hélas répandu, du darwinisme (la « lutte pour la survie » et la « loi du plus fort »). Arrivé pacifiste en Allemagne, Kellog en repartit belliciste, mais la conséquence la plus néfaste de son expérience fut bien l’écho qu’obtint la publication de Headquarters Nights.

Benjamin Kidd (1858-1916), la deuxième référence de Bryan, était un écrivain anglais dont le livre Social Evolution (1894) était considéré comme un ouvrage de référence. The Science of Power paru à titre posthume, développait la même conception erronée du darwinisme que les militaires allemands en postulant que la lutte et le bénéfice individuel en étaient au cœur. Kidd, au contraire de Kellog, rejetait fermement ces principes, mais les postulats de départ des deux auteurs se rejoignaient. Leur lecture acheva donc de convaincre Bryan que la société ne pouvait être victorieuse qu’en retrouvant son âme chrétienne, abolie par le darwinisme destructeur.


Ce réexamen des motifs profonds de la croisade de Bryan à la lumière de ses convictions personnelles et de ses présupposés montre bien que ce n’est pas seulement par obscurantisme religieux que l’opposition au darwinisme s’est développée. Elle s’est trouvée aiguisée par la crainte de justifier toutes les horreurs du début XXe siècle. En votant une loi interdisant d’enseigner que l’homme descendait d’un animal inférieur, ce n’était pas seulement l’idée dégradante du singe en nous que certains rejetaient. C’était plus profondément celle d’un singe cupide, égoïste, immoral et préoccupé de son seul intérêt personnel. Celle d’un singe violent également (voir la brute).


1 S. J. Gould, « La dernière campagne de William Jennings Bryan », La foire aux dinosaures, Paris, Seuil 1993, p.519. La phrase complète ajoute : « ni une décennie de colères et de rédaction d’essais de la part de votre serviteur ». Cela ne dédouane pas Bryan de tout le reste, mais c’est au moins une consolation !

2 Cité par Ibid., p.520.

3 Cité par S. J. Gould, « La dernière campagne de William Jennings Bryan », La foire aux dinosaures, Paris, Seuil 1993, p.522.

4 Candidat démocrate, pacifiste et anti-impérialiste, Bryan n’avait rien d’un conservateur obtus et se trouva au premier rang pour la plupart des conquêtes progressistes de son époque : vote des femmes, élection des sénateurs au suffrage direct, impôt progressif sur le revenu.

5 Cité par S. J. Gould, Et Dieu dit : « Que Darwin soit ! », Paris, Seuil, 2000, p.141.

6 Ibid., p.144.

7 Id.

8Préface de D. Lecourt à S. J. Gould, Et Dieu dit : « Que Darwin soit ! », Paris, Seuil, 2000, p.13.

9 Cité par J. Arnould, Dieu versus Darwin, Les créationnistes vont-ils triompher de la science ? Paris, Albin Michel, 2009.

10 A. de Besancenet, Charles Darwin, Les Contemporains n° 11, 1892. Disponible en ligne sur http://www.a-c-r-f.com/documents/BESANCENET-Biographie_Darwin.pdf

11 Cité par S. J. Gould, « La dernière campagne de William Jennings Bryan », La foire aux dinosaures, Paris, Seuil 1993, p.525.

12 Ibid., p.522.

13 Id.

14 S. J. Gould, Et Dieu dit : « Que Darwin soit ! », Paris, Seuil, 2000, p.144.

15 Cité par Ibid., p.145.

le procès du singe (part 2 : contingences du militantisme)

La figure du singe devient avec le procès Scopes un enjeu de pouvoir évident, objet de représentations orientées et déformées (voir la première partie). La véritable histoire de cet épisode judiciaire est assez étrange. Le “procès du singe” fut en fait délibérément organisé… mais rien ne se passa comme prévu…

attention, lobbying actif

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Le procès du singe ne fut ni plus ni moins que le résultat d’une « pression législative organisée »1, comme l’analyse Dominique Lecourt. En effet, au cours des années vingt, « s’étaient regroupées autour du drapeau de l’évolution toutes les forces de l’Amérique yankee : théologiens libéraux, universitaires positivistes, hommes d’affaires « matérialistes » voués au culte du profit. »2 Cette croisade allait susciter un contrefeu puissant. Lorsque le républicain John Washington Butler dépose, le 21 janvier 1925, un projet de loi visant à interdire dans le Tennessee l’enseignement de « toute théorie qui nie l’histoire de la Divine Création, telle qu’elle est enseignée par la Bible, et qui prétend que l’Homme descend d’un ordre animal inférieur », ce n’est que l’une des quarante cinq actions, dans vingt États, déclenchées entre 1921 et 1929 par les créationnistes pour empêcher l’enseignement de l’évolution ! L’offensive est impressionnante et cible expressément l’enseignement – ce sera la tactique de toutes les attaques créationnistes à venir, aux États-Unis comme ailleurs dans le monde. Devant son ampleur, l’American Civil Liberties Union (ACLU), association pour la défense des droits civiques, va prendre les choses en mains et, littéralement, organiser le procès du singe.

 

Cherche cobaye pour procès, écrire au journal qui transmettra

Le plan de bataille de l’ACLU paraît infaillible : « tester l’efficacité répressive »3 du Butler Act en faisant inculper un enseignant pour sa non-application, afin de pouvoir porter l’affaire devant la Cour suprême des États-Unis pour qu’elle déclare la loi inconstitutionnelle (le juge local n’ayant pas cette compétence). L’ACLU n’a plus qu’à recruter un « cobaye » : elle va le faire par voie de presse (!) en s’engageant à fournir au candidat l’assistance d’un avocat – dont le rôle doit être minime, puisque l’on recherche une condamnation – et un soutien financier.

Thomas Scopes. Une belle tête de cobaye.

L’année scolaire achevée, Scopes, resté à Dayton « parce qu’il devait escorter « une jolie blonde » à quelque fête paroissiale »4, rencontre l’ACLU et se propose de jouer les boucs émissaires. Il n’a jamais abordé le sujet de l’évolution en classe mais a simplement donné aux élèves quelques pages du manuel offensant la loi à résumer en vue d’un examen alors qu’il remplaçait le professeur de biologie en titre quand ce dernier, qui était également directeur de l’école, tomba malade. Il déclarera plus tard qu’il s’agissait « juste une discussion de bistrot qui a ensuite échappé à [leur] contrôle »5. Car, à partir de là, rien ne va effectivement se passer comme prévu.

La condamnation acquise d’avance, l’ACLU cherche un procès rapide plutôt que le véritable barnum qui va envahir la petite ville fondamentaliste de Dayton, dont les habitants, eux, voient dans ce procès « une occasion inespérée de faire figurer leur petite ville « sur la carte ». »6 Le choix de Darrow comme avocat de la défense échappe également à son contrôle. Avocat à Chicago, symbole de la libre pensée et défenseur attitré des syndicalistes, Darrow venait de sauver de la peine capitale deux jeunes criminels homosexuels qui avaient horrifiés le pays par le meurtre gratuit d’un enfant – pas vraiment le profil de l’avocat discret recherché par la défense. Mais Bryan s’étant engagé pour la partie adverse, « l’offre de Darrow ne pouvait plus guère être repoussée »7. Le procès du singe qui devait être une formalité se transforme en combat de ténors du barreau monopolisant l’attention du pays tout entier !

 

Beuglements en Afghanistan

Qui de Darrow ou de Bryan est sorti vainqueur de cette joute oratoire ? La question appelle des réminiscences du débat d’Oxford (sur lequel le bLoug se penchera prochainement), pour lequel la postérité n’a pas retenu celui qui s’était effectivement le mieux fait entendre. Il semble que Bryan, que l’on présente souvent humilié, le fut moins par Darrow que par Dudley Field Malone, l’autre avocat de la défense. Avocat de la cause féministe, ce new-yorkais, catholique divorcé formait avec Darrow « le meilleur attelage pour hérisser et scandaliser le Sud moraliste et conformiste »8, selon l’expression de Lecourt. Par ailleurs, on a souvent écrit que Darrow avait poussé Bryan dans ses retranchement en l’appelant a témoigner en tant qu’expert de la Bible. Or, d’après Gould, Bryan se tira suffisamment bien de la tache pour ne pas se sentir gêné – d’autant qu’il n’avait jamais été strictement littéraliste. « Ce n’était donc pas une lamentable incohérence qu’auraient démasquée les questions implacables de Darrow. »9 Par ailleurs, ce témoignage, qui fut retiré du procès-verbal, eut lieu alors que le procès touchait à sa fin et que pratiquement tous les journalistes étaient partis…

dis, tu me prêterais pas ton éventail ? j'ai un peu chaud à beugler là...

H.L. Mencken se chargea, dans son style inimitable, de caractériser l’impact de l’intervention de Darrow: « le grand discours qu’a prononcé hier Clarence Darrow semble avoir eu exactement le même effet que s’il avait beuglé dans quelques défilé montagneux de l’Afghanistan. »10

 

Hasards sans nécessité

Le plus étrange dans le procès du singe est peut-être qu’il aurait pu ne jamais avoir lieu. D’abord parce que d’autres voies s’offraient pour contrer l’offensive créationniste – pour Stephen Jay Gould, le Butler Act aurait en effet pu « être rejeté sans grande difficulté si ses adversaires avaient pris la peine de s’organiser et de constituer un groupe de pression comme ils l’avaient fait l’année précédente dans le Kentucky »11 pour un projet du même type. Ensuite, parce qu’il se tint en dépit d’une accumulation invraisemblables de circonstances favorables, dont Gould a dressé la liste : ce fut une improbable suite de démissions politiques du Parlement et du gouverneur du Tennessee qui votèrent et ratifièrent un texte dont ils ne comprenaient pas l’enjeu en espérant que quelqu’un d’autre se chargerait de rectifier leur décision !

John Washington Butler. Ou comment légiférer sur un sujet qu'on ne connaît pas.

Bryan lui-même ne souhaitait pas cette loi et avait manœuvré sans succès pour qu’il n’y ait pas de peine prévue en cas d’infraction. Quant à Butler, à l’origine de la loi, il devait confesser plus tard : « je n’aurais jamais pensé que ma loi produise un tel tapage ! (…) Je ne savais absolument rien de l’évolution, lorsque j’ai abordé cette histoire. J’avais lu dans les journaux que des garçons et des filles rentraient chez eux de l’école en disant à leurs pères et à leurs mères que la Bible était pleine de non-sens. »12 Le recrutement de Scopes lui-même fut une sér ie de hasards : il devait quitter Dayton pour passer ses vacances en famille et n’était pas enseignant de biologie ; il avait simplement remplacé le titulaire, fondamentaliste bon teint qu’il aurait été bien difficile aux membres de l’ACLU de convaincre !

 

Une victoire à la Pyrrhus

Comme l’a relevé Stephen Jay Gould, l’issue véritable du procès a rarement été bien comprise. Au-delà des cas personnels de Darrow et de Bryan, le procès du singe pose de légitimes questions quant à ses conséquences sur les causes qu’ils défendaient. Pour le camp de l’évolutionnisme, la victoire médiatique souvent relevée n’est sans doute pas un motif de réjouissance suffisant à combler les défaites amères encaissées sur d’autres plans.

« En tant qu’opération de relations publiques, le procès Scopes peut être considéré comme une victoire pour notre camp »13, se réjouit Gould. Il eut effectivement un certain retentissement médiatique qui n’était pas flatteur pour les états de la Bible Belt. Même si l’évolutionnisme n’eut pas droit de citer lors des débats, car le juge avait récusé les scientifiques éminents convoqués par Darrow au motif que ce n’était pas l’évolution qui était en cause, ils produisirent malgré tout une masse de documents qui furent « reproduits dans tous les journaux du pays et que le juge accepta de faire figurer au dossier ! »14

Les conséquences juridiques et éducatives du procès du singe furent par contre assez désastreuses. L’anecdote est connue : Scopes fut condamné comme prévu, mais le juge lui infligea une amende de cent dollars… alors que la législation du Tennessee exigeait que toute amende supérieure à cinquante dollars soit fixée par l’ensemble du jury. Cette banale erreur de procédure mettait tout bonnement par terre la stratégie de l’ACLU, qui perdait toute possibilité de poursuivre l’affaire auprès des cours fédérales. D’une certain façon la défense payait la « starisation » : elle ne comptait « personne qui connût suffisamment la législation locale pour contester la décision du juge et réclamer une procédure appropriée »15. Le procès du singe était rendu inutile pour une erreur de procédure. Il aurait fallu faire rejuger Scopes, mais Bryan était décédé et ledit Scopes était passé à autre chose et s’était inscrit en doctorat de géologie à l’université de Chicago.

Cette bévue du juge explique que la loi soit restée en vigueur jusqu’en qu’en 1967. Elle fut même copiée en 1928 par l’Arkansas et doublée d’une loi l’année suivante sur la lecture quotidienne de la bible dans les écoles publiques !16 La situation persista jusqu’en 1968, date à laquelle Susan Epperson, enseignante de l’Arkansas, attaqua une loi semblable au Butler Act devant la Cour suprême. Le verdict d’inconstitutionnalité sur la base du Premier Amendement était enfin délivré, 43 ans après le procès du singe.

Certes, le Butler Act ne fut jamais appliqué. Mais doit-on vraiment sans réjouir ? Tant que la loi existait, elle restait une « arme contre un enseignement sérieux de la biologie »17 et eut à ce titre des conséquences assez insidieuses sur la diffusion de l’évolutionnisme dans les écoles américaines pour les décennies suivantes. Stephen Jay Gould fustige le rôle des éditeurs dans cette reculade généralisée : « Les éditeurs de manuels scolaires, qui sont les plus lâches de toute la profession, prirent presque tous peur, omettant de parler de la théorie de l’évolution ou bien la reléguant dans un petit chapitre en fin de volume. »18

Biology for beginners, éditions de 1921 et de 1926 ; Darwin semble avoir été digéré...

Certes, il semble bien qu’il y ait eu un avant et un après Scopes dans les manuels de biologie de l’époque. Pour Gould, on assista à un travail de sape auprès des éditeurs qui fut un beau succès pour le fondamentalisme créationniste, puisque les allusions à Darwin et les mentions de l’évolution, déjà peu nombreuses, furent supprimées des manuels. Gould cite l’exemple du livre à partir duquel Scopes prétendit avoir enseigné les idées évolutionnistes. Ce manuel, Civic Biology (ou plus exactement A Civic Biology: Presented in Problems), datait de 1914. Il fut expurgé et réédité en 1927 sous le titre New Civic Biology. Le terme évolution et les concepts qui y étaient associés disparaissaient dans la version après Scopes. Toutefois, Gould se trompe doublement en associant à la nouvelle édition de ce manuel le remplacement, sur le frontispice de l’ouvrage, d’une illustration du visage de Charles Darwin par un superbe schéma d’appareil digestif.  C’est un autre manuel qui est en cause dans ce tour de passe-passe : Biology for Beginners. Et, comme nous l’apprend le site textbookhistory.com, qui dissèque les ouvrages de biologie qui existaient au temps de  Scopes, Darwin avait déjà disparu en 1924, donc avant Scopes, au profit de Louis Pasteur… Les apparences peuvent donc être trompeuses (on soulignera aussi que les mentions de l’évolution pré-Scopes étaient systématiquement associées à l’eugénisme et n’étaient donc pas nécessairement bénéfiques)…

L’erreur de Gould n’enlève rien à la réalité du combat mené par l’anti-évolutionnisme sur le plan éditorial. Un autre manuel cité par Gould, Dynamic Biology, qui date de 1933, continue de mentionner l’évolution… mais au dos de l’ouvrage, et pour préciser : « Aujourd’hui la théorie de Darwin, comme celle de Lamarck, n’est plus admise »19! Terminons cet aperçu des dégâts occasionnés par la tournure malheureuse que prit le procès du singe par ce nouveau témoignage de Gould, plus tardif, qui montre la durée de l’ostracisme éditorial à l’égard de Darwin et de l’évolutionnisme :

« J’ai dans mes rayonnages un exemplaire du manuel qui était le mien en 1956 dans un lycée de New York, dont les professeurs, libéraux, n’avaient aucune réticence à enseigner la théorie de l’évolution. Ce manuel, Modern Biology, de Moon, Mann et Otto, dominait alors le marché et servait à la formation de plus de la moitié des lycéens américains. La théorie de l’évolution n’y occupe que 18 pages sur 662, lesquelles 18 pages constituent le chapitre 58 (sur 60) – le lecteur, se souvenant de ses années de lycée, comprendra immédiatement que la plupart des classes n’arrivaient jamais jusqu’à ce chapitre. Qui plus est, le texte ne mentionne nulle part le terme redouté d’« évolution » et désigne le darwinisme comme « l’hypothèse du développement racial ». Or la première édition de ce manuel – publié en 1921, c’est-à-dire avant le procès Scopes – présentait en couverture un portrait de Darwin (dans l’édition de 1956, un groupe de castors industrieux a remplacé le plus célèbre de tous les naturalistes) et contenait plusieurs chapitres où la théorie de l’évolution était présentée non seulement comme démontrée, mais comme constituant le fondement même de toutes les sciences biologiques.20

 

Celui qui trouble sa maison…

The Darwin club, illustration de Rea Irvin (1915) : les singes prennent leurs aises et “troublent la maison”

Inherit the Wind, titre de la fiction tirée du procès Scopes, est tiré de la Bible (Proverbes 11:29). En voici une des innombrables versions anglaises (King James) : He that troubleth his own house shall inherit the wind: and the fool shall be servant to the wise of heart. Soit : Celui qui trouble sa maison héritera le vent, et l’insensé sera l’esclave de l’homme sage.

A la suite de son procès, Thomas Scopes se garda de troubler à nouveau la maison… mais il n’hésita pas non plus à défendre la liberté de recherche et les droits des enseignants. Quant au singe, cet insensé, il n’avait pas fini de menacer la paix des foyers et l’ordre établi – ce que, en réalité, lui reprochait Bryan, mais cela fera l’objet d’une troisième partie…

 

 

 

1Voir le détail dans D. Lecourt, L’Amérique entre la Bible et Darwin, Paris, PUF, 2007, p.21-22.
2Préface de Dominique Lecourt à S. J. Gould, Et Dieu dit : « Que Darwin soit ! », Paris, Seuil, 2000.
3J. Arnould, Dieu versus Darwin, Les créationnistes vont-ils triompher de la science ? Paris, Albin Michel, 2009.
4Stephen Jay Gould, « Une visite à Dayton », Quand les poules auront des dents, Paris, Seuil, 1991.
5Id.
6Id.
7S. J. Gould, Et Dieu dit : « Que Darwin soit ! », Paris, Seuil, 2000, p.129.
8D. Lecourt, L’Amérique entre la Bible et Darwin, Paris, PUF, 2007, p.24.
9Stephen Jay Gould, « Une visite à Dayton », Quand les poules auront des dents, Paris, Seuil, 1991.
10Id.
11Id.
12Cité par J. Arnould, Dieu versus Darwin, Les créationnistes vont-ils triompher de la science ? Paris, Albin Michel, 2009.
13Stephen Jay Gould, Op. cit.
14Id.
15S. J. Gould, Et Dieu dit : « Que Darwin soit ! », Paris, Seuil, 2000, p.130.
16D’après J. Arnould, Dieu versus Darwin, Les créationnistes vont-ils triompher de la science ? Paris, Albin Michel, 2009.
17S. J. Gould, Et Dieu dit : « Que Darwin soit ! », Paris, Seuil, 2000, p.131.
18Id.
19Cité par J. Arnould, Dieu versus Darwin, Les créationnistes vont-ils triompher de la science ? Paris, Albin Michel, 2009.
20 D’après S. J. Gould, Et Dieu dit : « Que Darwin soit ! », Paris, Seuil, 2000, p.132.

la brute (part 2 : l’homme criminel de Lombroso)

Suite de l’article consacré aux représentations du singe en brute lubrique, avec la théorie de l’homme criminel de Cesare Lombroso.

Conjuguée à l’évolutionnisme, la représentation du singe comme brute a accouché de concepts pour le moins regrettables, dont les conséquences ne furent malheureusement pas limitées à la sphère des idées  mais affectèrent, en pratique, des êtres humains. Leur seul tort : être affligés de traits un peu trop proches de ceux de leurs ancêtres simiens. Parmi ces théories, celle de « l’homme criminel », développée, par le médecin italien Cesare Lombroso (1835-1909).

Lombroso et sa théorie de l’homme criminel ont leur musée à Turin – pas une fierté pour tous comme l’indique ce tract

Lombroso agrémenta d’une couche clairement évolutionniste les théories biologiques de la criminalité courantes en son temps. Il exposa ses vues dans Uomo delinquente (L’homme criminel), paru en 1876.Selon lui, les délinquants nés étaient en substance des singes vivant parmi nous. Non pas des fous ou des malades, qui ne seraient criminels que de circonstance, mais de véritables cas de « régression » à un niveau antérieur. Ces malchanceux naissaient avec une proportion un peu trop élevée pour la paix sociale de caractéristiques primitives et simiesques, demeurées dans leur patrimoine et héritées de leurs ancêtres singes. Évidemment, il n’était pas question de pouvoir guérir ces tares puisqu’elles étaient consubstantielles aux criminels qui en étaient affectés. Un juriste écrivant à Lombroso résumait ce qui devait, de façon logique et sinistre, découler de cette vision des choses : « Vous nous avez montré des orangs-outans lubriques et féroces qui ont figure humaine. Il est évident qu’en tant que tels, ils ne peuvent se conduire autrement. S’ils violent, tuent et volent, c’est en raison de leur nature et de leur passé, mais il n’en faut pas plus pour les détruire après avoir acquis la certitude qu’ils resteront des orangs-outans. »[8]

Stephen Jay Gould a consacré une partie de son indispensable ouvrage La Mal-Mesure de l’homme au cas de Cesare Lombroso, dans le chapitre bien nommé Le singe en quelques-uns d’entre nous : l’ anthropologie criminelle.[9]Son essai Le délinquant est une erreur de la nature ou le singe qui sommeille en nous [10] aborde la même question. Je me tiendrai ici aux points exposés dans ces deux textes qui concernent plus spécifiquement les singes.

La théorie de l’homme criminel exerça une très forte influence sur les sciences de la fin du XIXe siècle, qui vit par exemple la création de la discipline de l’anthropologie criminelle. Lombroso, qui avait tenté sans réussite de découvrir des différences anatomiques entre des criminels et des déments, a raconté comment il fut saisi d’une intuition subite en examinant le crâne d’un célèbre brigand et en y voyant soudain « une série de caractères ataviques rappelant plus un passé simien qu’un présent humain. »[11] Cette subite révélation guida tout le travail du médecin italien, qui se mit à traquer les signes manifestes de la souillure ancestrale, grâce auxquels on allait pouvoir identifier les criminels nés de façon infaillible.

violence en réunion chez les castors

En préalable à cette recherche de caractères simiens, Lombroso devait bien sûr faire la preuve que les inclinations naturelles des animaux inférieurs étaient elles-mêmes criminelles. Cette condition constituait en effet la clé de voute de l’édifice qu’il se proposait de construire : « si certains hommes ressemblent à des singes et que ces derniers [sont] gentils, le raisonnement s’effondre », relève Stephen Jay Gould [12] On s’en doute, dans un tel contexte, Lombroso ne put faire autrement que de céder à un laisser-aller méthodologique coupable. Gould parle de « ce qui doit être la plus ridicule démonstration d’anthropomorphisme qui ait jamais été écrite ».[13]

Qu’on en juge. Dans son étude sur le comportement criminel des animaux, Lombroso appela par exemple au secours de son propos : une fourmi piquée d’un accès de rage mettant en pièces un puceron, une cigogne adultère assassinant son mari avec l’aide de son amant, une troupe de castors, que l’on pourrait accuser de violence en réunion, liguée pour massacrer un congénère isolé. Et pour étayer plus solidement, Lombroso alla même jusqu’à  assimiler à un crime les habitudes alimentaires des insectes dévorant certaines plantes !

et conduite sans permis, en plus

Au sujet des singes, Lombroso rapportait par exemple les forfaits suivants (Cesare Lombroso, L’homme criminel, 1887, accessible en ligne) :

  • VOL : “Le Cercopithecus monas est un véritable filou. Tout en recevant vos caresses, il glisse ses mains dans vos poches, vous vole et cache les objets volés dans les draps, dans les couvertures.”
  • ESCROQUERIE : “Un chimpanzé malade avait été nourri avec des gâteaux ; quand il fut rétabli, il faisait souvent semblant de tousser pour se procurer ces friandises.”
  • MEURTRE PAR ANTIPATHIE : “Il y a des femelles qui ont une aversion invincible pour les individus de leur espèce et de leur sexe. Cela s’observe, par exemple, chez les singes anthropomorphes et surtout chez les Orangs-outans, dont les femelles traitent leurs semblables avec une animosité instinctive, les battent et arrivent même jusqu’à les tuer.”
  • CANNIBALISME ET INFANTICIDE : “Parmi les singes, les femelles des Ouistitis mangent quelquefois la tête à un de leurs petits ; elles écrasent aussi leurs petits contre un arbre quand elles sont lasses de les porter.”

méthode et stigmates

Le caractère criminel des animaux inférieurs une fois établi, Lombroso peut se lancer dans l’énumération des stigmates anatomiques de l’homme criminel. Gould relève que l’erreur méthodologique principale de Lombroso consiste à confondre les variations normales d’un caractère donné à l’intérieur d’une population et les différences de valeur moyenne pour ce même caractère entre les populations, alors qu’il s’agit de phénomènes biologiques tout à fait distincts (et d’un problème statistique élémentaire). Gould prend cet exemple : « La longueur du bras varie chez les humains et il est normal que certaines personnes aient de plus longs bras que d’autres. Le chimpanzé moyen a le bras plus long que l’humain moyen, mais cela ne signifie pas qu’un humain possédant un bras relativement plus long que la moyenne est génétiquement similaire aux singes. »[14] Pourtant, c’est ce que Lombroso conclut.

Parmi les stigmates simiens, Lombroso recense, d’après Gould   :

« l’épaisseur du crâne, le développement disproportionné des mâchoires, la prééminence de la face sur le crâne, la longueur relative des bras, les rides précoces, l’étroitesse et la hauteur du front, les oreilles « à anse ou charnues », l’absence de calvitie et les cheveux plus épais et hérissés, la peau plus brune, une plus grande acuité visuelle, la sensibilité considérablement diminuée et l’absence de réaction vasculaire (rougeur). Au cours du Congrès international d’anthropologie criminelle de 1896, il soutint même que les pieds des prostituées étaient souvent préhensiles comme chez les singes (gros orteil nettement séparé des autres). »[16]

La liste est impressionnante. Elle souligne bien une chose : la ressemblance entre l’homme et les singes n’a jamais cessé  de nous frapper et de nous inciter à en dresser le catalogue. Tantôt pour insister sur ce que nous avons de commun, tantôt pour ne retenir que ce qui nous différencie. Et dans les deux cas, toujours au détriment du singe. S’il s’agit ici de débusquer les ressemblances, c’est uniquement pour mettre à mort la brute et préserver la société de ses éléments dangereux.

face de limande

Pour en finir avec Lombroso sur une note moins sinistre, on s’amusera de son zèle qui le poussa à hasarder des similitudes avec des créatures morphologiquement et évolutivement plus éloignées de nous : lémuriens, rongeurs, porc, bovins, lamantins… et même poissons plats tels la limande ! L’asymétrie faciale de certains criminels ne ressemblait-elle pas à ces poissons dont les deux yeux sont placés du même côté du corps ? L’histoire ne dit pas quel crime les limandes avaient pu commettre, mais il devait être terrible pour qu’elles s’aplatissent ainsi…


[8] Cité par S. J. Gould, “Le délinquant est une erreur de la nature ou le singe qui sommeille en nous”, in Darwin et les grandes énigmes de la vie, Paris, Seuil

[9] S. J. Gould, La Mal-Mesure de l’homme, Paris, Odile Jacob, 2009, p.159.

[10] S. J. Gould, “Le délinquant est une erreur de la nature ou le singe qui sommeille en nous”, in Darwin et les grandes énigmes de la vie, Paris, Seuil

[11] S. J. Gould, La Mal-Mesure de l’homme, Paris, Odile Jacob, 2009, p.160.

[12] Ibid., p.161.

[13] Id.

[14] Ibid., p.165.

[16] Id.

 

le procès du singe (part 1)

Plus connu sous le nom de “procès du singe”, le procès Scopes tient autant de la légende dorée que du fait historique. S’il compte parmi les moments charnière de l’histoire des idées évolutionnistes, il tire largement son importance d’une  reconstruction a posteriori Déformations et contresens abondent dans les récits de l’événement, mais la figure du singe y tient bien une place singulière, comme le montre ce premier billet.

(un 2nd explique comment ce procès fut organisé, un 3e sera consacré à WJ Bryan, procureur anti-évolutionniste) .


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Le procès du singe eut lieu à Dayton, Tennessee, du 10 au 21 juillet 1925. Il opposa William Jennings Bryan (1860-1925), trois fois candidat à la Maison Blanche (1896, 1900 et 1908), brillant évangéliste cultivé et grand pourfendeur du darwinisme, en tant que procureur désigné par l’Etat du Tennessee, à l’avocat de la défense Clarence Seward Darrow (1857-1938), soutenu par l’Union américaine pour les libertés civiles (ACLU). John Thomas Scopes (1900-1970), professeur de l’école publique de Dayton, y fut reconnu coupable d’avoir enseigné la théorie de l’évolution à ses élèves en dépit du Butler act, loi du Tennessee qui interdisait aux enseignants de nier “l’histoire de la création divine de l’homme, telle qu’elle est enseignée dans la Bible” [1]. Le procès lui-même a été maintes fois relaté. L’interprétation erronée du verdict ainsi que de certains faits a également été soulignée, notamment par Stephen Jay Gould  :

Il court beaucoup d’idées fausses au sujet du procès Scopes (…) Dans la version héroïque, on persécuta John Scopes, Darrow vola à sa défense et châtia l’antédiluvien Bryan, et le mouvement anti-évolutionniste tomba en décrépitude ou, en tout cas, fut momentanément enrayé. Ces trois propositions sont fausses [2]

le singe, ce héraut

« Les créationnistes gagnèrent, mais les États du Sud furent épinglés comme archaïques, retardés, bigots. Au fait, où était le singe dans ce procès ? » feint de s’interroger Pascal Picq.[3] En vente dans des stands, sur les ondes, dans les journaux et les cartoons… bref un peu partout mais à l’extérieur du tribunal pourrions-nous lui répondre. Car dans ce procès qui fut restreint à de simples questions juridiques par la volonté du juge, et où les témoignages des experts scientifiques sur les questions scientifiques furent refusés, il n’y eut, de fait, pas de singe et trois fois rien d’évolution dans l’enceinte même des débats. Mais à l’extérieur, différents récits signalent la vente de petits singes en peluche, vendus par de jeunes femmes (ci-dessous).

De véritables chimpanzés, affublés de costumes, ont également joué les utilités pour égayer la population venue au tribunal comme on va au spectacle. Parmi les bonnes idées développées par les habitants du cru pour mettre à profit l’aubaine que représentait la tenue du procès dans une petite ville, le marchand de chaussures local tient certainement la palme : nommé Darwin, l’heureux commerçant n’eut pas à réfléchir trop pour s’offrir une publicité inespérée.

John T Scopes Trial, by Charlie Oaks (©authentichistory.com)

The John T. Scopes Trial (ci-dessus), The Death of William Jennings Bryan, William Jennings Bryan’s Last Fight, Monkey Out of Me ou encore You Can’t Make a Monkey of Me Plusieurs morceaux dédiés au procès ont vu le jour, interprétés notamment pas les countrymen Charlie Oaks ou Vernon Dalhart (véritable star de son époque). La vidéo ci-dessous met en musique des images d’archives et démarre avec le sémillant Monkey business (Monkey business, Monkey business, Down in Tennessee. My Lulu made me call — I’m monkey after all…)

Le procès Scopes fait date. A différents égards. Si plusieurs débats entre évolutionnistes et créationnistes ont déjà été radiodiffusés, c’est le premier qui va l’être à travers tout le pays, signe incontestable de l’importance projetée de l’affrontement et de l’intérêt du public. A Dayton, on s’est organisé en conséquence pour accueillir l’événement. Des plateformes sont installées pour les photographes. On attend 200 journalistes, peut-être plus. Un camp à la sortie de la ville a été dressé pour accueillir les touristes – quelques 3000 personnes venues des environs, ce qui est tout de même considérable. Autour du tribunal, les rues sont transformées en zone piétonnière. Comme pour tout bon show à l’américaine, la foule à de quoi se distraire : des stands de boissons fraiches et de hot dogs, on évoque une atmosphère de kermesse. Le grand chroniqueur du Jazz Age HL Mencken à la plume aussi brillante qu’acerbe, a laissé ce témoignage surpris de Dayton :

je m’attendais à trouver un sordide village du Sud (…) avec des cochons fouillant de leur groin sous les maisons et des habitants ravagés par l’ankylostome et la malaria. Or j’ai découvert une petite ville de province pleine de charme et même de beauté. [4]

Le jury du Procès du singe ne mit que 9 minutes à délibérer et le procès s’acheva par une bénédiction du révérend Jones –  un comble pour une affaire qui mettait aux prises libéraux et religieux. Si le procès fut marqué de quelques moments épiques, tels ce célèbre épisode où le juge Raulston convoqua la Cour sur la pelouse en raison d’une température caniculaire (des fissures étaient apparues au plafond de l’étage au-dessous de la salle d’audience surpeuplée, raconte Gould), il est douteux que le procès du singe soit resté dans les annales si la culture populaire n’avait pas trouvé à s’en emparer – en en déformant la signification profonde au passage.

Bien évidemment, le singe du procès Scopes n’est pas qu’une peluche. Il est aussi, à son corps défendant, le symbole de l’affrontement, entre deux camps supposés, celui du fondamentalisme obscurantiste d’un Sud rural arriéré et celui des idées progressistes de l’évolutionnisme, portées par le Nord moderniste et matérialiste. Cette vision caricaturale ne fut pas sans conséquence lourde : « à cette époque et depuis, pour les antidarwiniens primaires les exactions des hommes proviendraient de leurs mauvais instincts, ravivés et justifiés par l’affirmation que « l’Homme descend du singe ». »[5]

le singe à la sauce Broadway et Hollywood

Cette représentation déformée est dans une certaine mesure le fruit de la transposition du procès du singe à la scène puis à l’écran. Une pièce de théâtre, Inherit the Wind, fut d’abord écrite en 1955 par Jerome Lawrence et Robert Edwin Lee, et jouée dans plusieurs versions par certains des meilleurs comédiens américains. Quatre versions filmées allaient par la suite faire intervenir d’autres grands talents : Spencer Tracy en Darrow et Fredric March en Bryan dans la version de 1960, réalisée par Stanley Kramer (en français Procès de singe) ; Kirk Douglas et Jason Robards dans une version de 1988 pour la télévision ; Jack Lemmon dans un autre téléfilm de 1999. Il faut noter que toutes ces version américaines prennent quelques liberté avec les faits du procès Scopes et se veulent en même temps des paraboles du maccarthysme.

Affiche de Inherit the Wind (Procès de singe en français) film américain de Stanley Kramer (1960). © le bLoug : http://lebloug.fr/

Affiche de Inherit the Wind (Procès de singe en français) film américain de Stanley Kramer (1960). © le bLoug : http://lebloug.fr/

La version de 1960, à travers ses légers travestissements de la réalité historique, constitue une grille de lecture idéale pour comprendre les enjeux sous-jacent au procès du singe. Les principaux ressorts dramatiques du film sont sans doute à l’origine des contresens sur l’interprétation des événements faites a posteriori. Contrairement à ce que donne à voir le film (et cela figure déjà dans la pièce), « Scopes ne fut pas persécuté par les fanatiques de la Bible, et il ne passa pas une seconde en prison »[6]. Il ne fut pas non plus mis au ban de sa communauté (son couple, dans le film, ne tient plus qu’à un fil et il n’est guère que ses étudiants pour encore lui adresser la parole). La mort de Bryan d’une crise cardiaque en plein tribunal est une autre invention scénaristique, qui laisse à penser que l’hydre créationniste a été terrassée par les lumières de la raison et qu’elle ne devrait pas de sitôt s’en relever. En réalité, Bryan succomba effectivement peu de temps à cette ultime joute judiciaire, mais ce fut « après s’être empiffré lors d’un banquet paroissial »[7].

William Jennings Bryan (à gauche avec l’éventail) et Clarence Darrow (au centre, bras croisés)

Le procès du singe n’est pas « l’héroïque combat d’une resplendissante probité contre l’aveuglement grossier »[8], comme le film pourrait le donner à penser, à travers la mise en opposition grossière entre science et religion que résume la réplique du journaliste H.L. Mencken (joué par Gene Kelly) assimilant Scopes à Copernic (et à Socrate par la même occasion). En réalité, le procès Scopes, comme la plupart de ceux qui suivront, laissa soigneusement à la porte toute querelle épistémologique. L’antagonisme entre un Sud fanatique et conservateur et un Nord progressistes et libéral est assez prégnante. Elle se lit dans cette scène (fidèle aux faits) où Clarence Darrow provoque un tollé en faisant remarquer que les dés sont pipés puisque, à l’ouverture de toute audience, on lit un texte de la Bible. Elle est personnifiée, pour le Nord, par le personnage de Mencken, venu de Baltimore, et, pour le Sud, par le révérend de Dayton, qui mène la meute anti Scopes – rendons toutefois cette justice au film, ces deux personnages ne sont pas particulièrement sympathique, le premier, pour sa morgue un rien dédaigneuse et cynique, le second, personnage très outré, pour cette scène sans ambiguité le montrant totalement discrédité auprès des ses propres paroissiens à la suite d’un sermon trop haineux. L’opposition entre États du Nord et États sudistes du Bible Belt transparaît dans une autre scène du film, très éloquente. Le banquier de la petite ville de Dayton, lors d’un échange entre notables, se trouve seul à plaider la cause de Scopes, bien qu’il croie en l’interprétation littérale de la Bible. Cette scène paradoxale montre que, tout croyants qu’ils fussent, les habitants de Dayton, et par extension l’ensemble des Américains, n’étaient pas forcément tous des puritains hostiles à l’évolutionnisme, ni nécessairement partisans d’une interprétation littérale des Ecritures. En l’occurence, le personnage du banquier n’est toutefois mû que par des intérêts bien compris : il craint que la ville, à cause du Butler Act, soit déconsidérée aux yeux de l’extérieur et que les pères ne puissent puis envoyer leurs fils à Yale – si c’est là le motif du seul partisan de Darwin dans la communauté, c’est finalement à une publicité peu glorieuse pour le matérialisme qu’Inherit the Wind assimile l’évolutionnisme !

Séance en plein air tenue le 20 juillet 1925 en raison de la chaleur étouffante : William Jennings Bryan (à gauche) écoute Clarence Darrow (debout à droite).

Mais où est donc le singe dans le procès du singe ? demandait Pascal Picq. Nulle part dans le procès lui-même, effectivement. Il est également quasiment absent de Inherit the Wind – alors qu’il occupe, sur une des versions de l’affiche, l’essentiel de l’espace, avec cette accroche sans nuance :  It’s all about the fabulous « Monkey trial » that rocked America !

On est presque déçu lorsque Scopes, interrogé sur ses motivations, explique qu’il veut « enseigner que l’homme n’a pas été planté comme un géranium ». Pas un mot sur le singe ! Attribut indissociable du Darwinisme, symbole intégré à la culture populaire, le singe n’a même plus besoin de jouer son rôle, il suffit désormais que son nom apparaisse sur l’affiche.

 

la suite de la véritable histoire du procès du singe : contingences du militantisme


 
[1] Le Butler Act est accepté par 71 voix contre 5 à la chambre des représentants et au sénat par 24 voix contre 6. le 21 mars, la loi est signée par le gouverneur Austin Peay et entre en vigueur, non seulement dans les public schools du primaire et du secondaire mais aussi dans tous les établissement qui reçoivent des subsides publics, y compris l’université. Les contrevenants risquent une amende pouvant aller jusqu’à 500 $.
[2] S. J. Gould, « Une visite à Dayton » in Quand les poules auront des dents, Seuil, 1991
[3] P. Picq, Lucy et l’obscurantisme, Odile Jacob, 2007
[4] Cité par S. J. Gould, « Une visite à Dayton » in Quand les poules auront des dents, Seuil, 1991
[5] P. Picq, Lucy et l’obscurantisme, Odile Jacob, 2007
[6] S. J. Gould, Et Dieu dit : « Que Darwin soit ! », Seuil, 2000
[7] S. J. Gould, Et Dieu dit : « Que Darwin soit ! », Seuil, 2000
[8] S. J. Gould, Et Dieu dit : « Que Darwin soit ! », Seuil, 2000


 

 

Jouvence a pris un coup de vieux (insane lectures #3)

Cité par Richard Dawkins et Stephen Jay Gould pour illustrer le thème de la néoténie, le roman d’Aldous Huxley, Jouvence (en anglais, After Many a Summer Dies the Swan), paru en 1939, piquait ma curiosité depuis longtemps. La déception est à la mesure des attentes.

Richard Dawkins place Jouvence parmi ses romans préférés d’adolescent (dans Il était une fois nos ancêtres). Stephen Jay Gould, qui l’évoque dans l’essai Le véritable père de l’homme est l’enfant (in Darwin et le grandes énigmes de la vie), a manifestement, lui aussi, un souvenir un peu défraichi du roman : les deux auteurs en font un résumé aguicheur mais franchement trompeur. Ce ne sont pas les quelques erreurs ou omissions bénignes de leur compte-rendu qui posent problème mais bel et bien la présentation qu’ils font de l’intrigue : étroitement liée à la science et plus particulièrement à la néoténie (ou persistance de caractère juvéniles – voir définitions en fin d’article).

Aldous Huxley n’est autre que le frère cadet de Julian Huxley, l’un des pères du cadre de la théorie synthétique de l’évolution, et par la même occasion le petit-fils du grand Thomas. Aldous s’est visiblement inspiré des travaux menés par Julian sur l’axolotl pour nourrir l’intrigue de Jouvence, ainsi que le rapporte Dawkins :

“Pour résumer, I’axolotl est une larve qui a trop grandi, devenant un têtard doté d’organes sexuels. Dans une expérience classique réalisée en Allemagne par Vilém Laufberger, des injections d’hormones ont activé la croissance d’un axolotl qui est ainsi devenu une salamandre pleinement adulte d’une espèce que personne n’avait jamais vue. (…) Julian Huxley a reproduit plus tard cette expérience sans savoir qu’elle avait déjà été faite. Dans l’évolution de l’axolotl, le stade adulte avait disparu de la fin du cycle vital. Sous l’effet des hormones injectées expérimentalement, l’animal a fini par se développer, et une salamandre adulte a été recréée, qui n’avait vraisemblablement jamais été vue auparavant Le dernier stade du cycle vital qui manquait avait été rétabli.

Bela Lugosi dans The Ape Man, bien plus mignon que le personnage de Jouvence

Dans Jouvence, Jo Stoyte est un milliardaire américain à la sauce Randolph Hearst qui est obsédé par la vie éternelle. Avec l’aide de son médecin aux allures faustiennes le Dr Obispo, il retrouve la piste d’un vieil aristocrate anglais, le compte de Gonister, qui a réussi à dépasser largement deux cents ans en avalant quotidiennement de la tripaille de poisson. Le régime lui a si bien réussi qu’il a, comme l’axolotl de Julian Huxley, repris son développement et atteint le stade adulte de l’être humain… il est devenu un singe !

the story is "outrageously good"... dans les 5 dernières pages

Ou comme l’explique le Dr Obispo: “Un singe foetal qui a eu le temps de grandir”. “Mais qu’est-ce qui leur arrivé ?” s’enquiert Stoyte. “Le temps, rien de plus” répond Obispo.

La scène vaut incontestablement lecture. Le problème est qu’elle arrive au bout de 346 pages (sur 351), après une brève mention de la néoténie au bout d’une centaine de pages (chez le chien, à propos du caractère des oreilles tombantes, qui marque la domesticité). Emportés par leur lecture sélective, Gould et Dawkins devisent de la scène finale et de la néoténie mais oublient les 340 premières pages du roman, qui ne sont qu’un long laïus plus ou moins érudit enrobant un semblant d’histoire affreusement embrouillée et dénuée du moindre intérêt, en particulier scientifique…

Ce faisant Gould comme Dawkins passent à côté de quelque chose de tout aussi essentiel, qui a trait à notre rapport aux grands singes.

Voici ce que les protagonistes découvrent lorsqu’ils retrouvent le Comte de Gonister et sa gouvernante, devenues créatures simiesques conservant des vestiges d’humanité :

“Sur le bord d’un lit bas, au centre de ce monde, un homme était assis, les yeux écarquillés, comme s’il était fasciné, sur la lumière. Ses jambes, couvertes d’un poil dru, grossier et roussâtre, étaient nues. La chemise qui constituait son seul vêtement était déchirée et crasseuse. (…) Il était assis, le dos arrondi, la tête en avant et en même temps rentrée dans les épaules. D’une des mains énormes et étrangement maladroites, il grattait un endroit douloureux qui était marqué de rouge parmi les poils de son mollet gauche.”

Attardons nous maintenant sur la gouvernante (elle reste femme et non femelle) :

“c’est une femme” dit Virginia, sur le point d’être prise de nausées que lui causait le dégoût horrifié qu’elle ressentait à la vue de ces mamelles pendantes et flétries.”

Les bonnes manières ne sont plus guère de mise :

“Sans bouger de l’endroit d’où il était assis, le Cinquième Comte de Gonister urina par terre [c'est toujours mieux que en l'air]. Un jacassement plus aigu s’éleva du fond de l’ombre. Il se tourna vers la direction d’où il provenait, et glapit les sons gutturaux et déformés d’obscénités presque oubliés”.

Le délicieux couple finit par se retirer en coulisses, non sans s’être refilés quelques gnons, afin de copuler… comme des bêtes

“Soudain, avec un hurlement féroce, le Cinquième Compte s’élança en avant (…). Il y eut un bruit de pas précipités, une succession d’aboiements ; puis un cri, un bruit de coups, et de nouveaux hurlements ; puis, plus de glapissements, mais seulement un grognement haletant dans l’obscurité, et de petits cris.”

… Le portrait est éloquent.

En réalité, Jouvence ne parle guère de néoténie. Il témoigne surtout d’une vision caricaturale et datée de nos cousins grands singes, accumulant les poncifs de la brute ancestrale, de la bête lubrique et du miroir imparfait et grotesque tendu à l’être humain. Une relique bonne pour les musées.

Jouvence, de Aldous Huxley, Librairie Plon, 1940, bien trop de pages, quelques € d’occasion sur le net.

Pour s’y retrouver dans la néoténie, sujet passablement embrouillé, je m’appuie sur les définitions du site du CNRS :

  • La néoténie se caractérise par un retard de développement de certains caractères : la forme est affectée, pas la taille. La maturité sexuelle est atteinte à l’âge normal. La néoténie peut être totale, sauf en ce qui concerne l’âge où la maturité sexuelle est atteinte, ou partielle. La néoténie est une forme de pédomorphose.
  • La pédomorphose se caractérise par la conservation de caractères juvéniles à l’âge adulte et regroupe la néoténie et la progenèse. La pédomorphose fait partie des hétérochronies du développement. Attention : certains auteurs restreignent la pédomorphose à la conservation de caractères larvaires chez l’adulte reproducteur – c’est le cas de l’axolotl, mais manifestement pas du Comte de Gonister.
  • Les hétérochronies du développement regroupent tous les phénomènes qui modifient la forme et la taille données d’un individu par rapport à sa maturation sexuelle.

Révisez bien, un prochain bonus track nous permettra de revenir sur la néoténie, particulièrement celle de l’homme.